Saccager mon bureau me permettait de faire le vide.
Quand Everly fut partie, j’étais pratiquement en ébullition, prêt à exploser.
Je fermai la porte et envoyai valser la totalité des objets posés sur mon bureau et sur les étagères. Puis je fis un trou dans le mur à l’aide de mes poings.
Depuis une heure que je nettoyais, elle régnait toujours dans mon esprit.
Comme si je n’avais pas suffisamment de stress avec le rachat d’entreprises et l’opposition venant de mes nouveaux employés.
Ou qu’Everly était revenue dans mon monde en tant que partie intégrante de la vie de mon associé.
Ou que malgré les années passées il m’était toujours impossible d’échapper à Dante Luciano.
C’était l’ancien associé de mon père, et je n’étais jamais content de le voir.
Il m’avait surpris en se présentant ici et n’avait pas perdu de temps avant d’entamer sa conversation favorite : la « petite » demande qu’il voulait me présenter.
Je ne pouvais pas le retenir plus longtemps. Je ne voulais pas lui donner ce qu’il désirait.
Céder à sa demande signifierait la fin de ma carrière.
Intérieurement je refusais même d’envisager de lui dire « oui ». Mais la famille Luciano avait ses méthodes de persuasion.
Et par-dessus le marché je devais aussi faire face à cette journaliste.
L’épine qui ne cessait de s’enfoncer dans mon flanc.
Ma vie est pleine de secrets.
C’est comme vivre dans un champ de mines que j’ai moi-même créé et regarder les autres marcher dessus.
Je les écarte du chemin quand je peux. Je les pousse quand je ne peux pas.
Kate Dawson mettait les pieds dans des endroits dangereux, et il était presque temps pour moi de prendre une décision.
Ben l’a repérée en train d’espionner ma conversation avec Dante, et il était possible qu’elle en sache déjà trop.
« Voilà », me suis-je dit, en plaçant une plante devant la fente que j’avais faite dans le mur.
Tout était de nouveau en ordre. Et bientôt je me sentirai plus stable.
Je découvrirais ce que Dawson savait.
« Allô ? Qu’est-ce qui se passe ? Vous ne pouvez pas me garder ici ! Hé ! » criai-je.
L’arrière de la voiture était sombre ; la seule lumière provenait de la vitre de séparation teintée qui séparait l’habitacle du siège du conducteur.
Le conducteur ne pouvait pas entendre ou m’ignorait.
Probablement qu’il choisissait de m’ignorer.
Lorsque le sous-fifre d’un milliardaire menaçant, puissant et insaisissable vous coince et vous dit que vous ne pouvez pas sortir de la voiture, que pouvez-vous faire ?
C’était un colosse ; même si je le voulais, je n’allais pas être capable de me battre pour me libérer.
Toutes les fenêtres étaient teintées. Et les portes étaient verrouillées.
Donc personne ne pouvait voir à l’intérieur pour m’aider, et je ne pouvais pas sortir.
Un sentiment familier commença à s’installer.
Mes muscles se contractèrent.
L’air était difficile à respirer.
J’essayai d’ouvrir la porte, en vain.
Peu après, j’étouffais un cri lorsque Taylor Price fit son entrée pour atterrir sur la banquette arrière.
« Laissez-moi sortir, je dois sortir d’ici. »
« Je ne peux pas vous laisser partir. Pas encore. »
« Est-ce que vous allez m’enlever ? Je ne veux pas d’ennuis, je n’arrive pas à respirer », croassai-je entre deux grandes bouffées d’air.
Ses yeux bleus brillaient dans la faible lumière, comme un loup traquant sa proie au milieu d’une nuit froide.
« Vous allez bien ? » demanda-t-il, semblant surpris par mon effondrement.
Ma vision devint trouble, et pendant une seconde, je me demandai si ma crise de panique n’allait pas me faire perdre connaissance.
La présence de Price me fit revenir à moi-même.. Sa main puissante saisissait mon avant-bras.
« Vous allez mieux, je le vois. Vous faites une crise d’angoisse, mais c’est en train de passer, n’est-ce pas ? » a-t-il dit. Son regard était fixé sur moi, il m’étudiait.
J’étais comme étrangement apaisée à ses côtés. Ma tension diminua, et je repris mon souffle.
Il serrait toujours mon avant-bras. C’était plus tendre que menaçant.
Son visage n’était pas doux, mais la douceur dans son expression me disait qu’il avait de l’expérience avec les crises de panique et savait comment guider quelqu’un hors de sa tempête intérieure.
C’était de sa faute, bien sûr, puisque son garde du corps m’avait retenue dans une voiture fermée.
Mais j’étais quand même soulagée qu’il soit là pour m’aider.
« Merci. Je vais bien. »
Je retirai mon bras, n’ayant plus besoin de son aide… en me surprenant à souhaiter qu’il me touche à nouveau.
« J’aimerais sortir de la voiture. »
« Et j’aimerais que vous en sortiez aussi. Mais je ne peux pas vous laisser partir. Pas encore. »
À peine lui avais-je accordé le bénéfice du doute qu’il me rappela cet indéniable fait :
J’étais sa captive.
Je ne pouvais le nier. Elle était d’une grande beauté. Et quand je tendis la main et pris son bras, il y eut une sorte d’étincelle.
Mais elle était mon ennemie.
C’était peut-être un mot trop fort, mais elle m’était hostile. Je ne pouvais pas me permettre de jouer avec un feu mystérieux et déstabilisant.
« Qu’est-ce que vous voulez ? » me demanda-t-elle.
Je la regardais fixement. Peut-être qu’en lui donnant une chance son esprit craintif et coupable dévoilerait ses secrets de lui-même.
Ben s’était garé et avait laissé le moteur tourner au ralenti, et j’ai augmenté la climatisation.
Une fois sa panique passée, elle resta de marbre, et je réalisai qu’elle ne craquerait pas si facilement.
« Qui sait ce que tu sais ? » demandai-je.
« Je ne sais pas ce que tu crois que je sais », répondit-elle en me repoussant.
« Je pense que tu aimes jouer avec les gens », dis-je. « J’aime aussi jouer avec les gens.
« Mais je ne suis pas en train de jouer. Et tu es peut-être intelligente, mais tu ne sais pas dans quoi tu mets les pieds. » Je la regardai durement.
« En tant que propriétaire de la société pour laquelle vous travaillez, » poursuivis-je, « je veux connaître vos intentions. Ce que vous avez vu et pourquoi vous me suivez. »
Elle croisa les bras. « Je ne sais pas de quoi vous parlez. Je prenais un journal, et votre molosse m’a ramassé. Je dois appeler la police ? »
J’aimais dominer les gens, dans les bonnes circonstances.
Elle non plus, apparemment, parce qu’elle regarda devant elle, me prenant au mot.
« Dernière chance, Mlle Dawson. Vous devez savoir que c’est moi qui essaie de ne pas être un “connard”, comme vous aimez m’appeler. Faites-nous une faveur à tous et répondez à ma question. »
Elle continua à regarder devant elle.
« Très bien. Nouvelle approche. Je vous ai ce que je voulais. Pourquoi ne me dites-vous pas ce que vous voulez ? Qu’est-ce qu’il va falloir faire pour que vous me laissiez tranquille, moi et ma société ? »
« Donnez-moi ce que vous m’avez déjà promis trois fois. Donnez-moi une exclusivité : une chance de montrer au monde l’homme qui se cache derrière le costume et les chaussures brillantes. Vous ne serez pas déçu. Enfin, si vous n’avez rien à cacher. »
« Pourquoi ça vous intéresse tant ? »
« Je fais confiance à mon instinct. »
« Et que vous dit-il ? »
« Que si je continue à creuser, je vais trouver des saletés. »
Je la toisais de haut en bas.
Dans une autre circonstance, j’aurais plutôt aimé faire connaissance avec Mlle Dawson.
Son entêtement et sa détermination pourraient donner lieu à un bel affrontement.
C’était toujours amusant de voir combien de temps une femme fougueuse pouvait tenir avant de se soumettre volontairement à moi.
Mais les enjeux étaient trop élevés pour que le jeu en vaille la chandelle.
Je soupirai. Je n’aimais pas l’idée de ce que j’étais sur le point de faire. Mais ça ne m’empêcherait pas de le faire.
« Très bien, alors, Mlle Dawson. C’est malheureux, mais c’est votre décision. »
« D’accord, alors quoi ? Que va-t-il se passer maintenant ? » demanda-t-elle, toujours sur les nerfs.
Je frappai à la cloison, et une seconde plus tard, Ben ouvrit la porte de Mme Dawson.
« Vous êtes libre de passer une bonne journée. »
Elle eut du mal à me croire au début, mais après un moment, elle sortit de la voiture.
Elle se précipita vers la sienne, sauta sur le siège du conducteur, mit la clé dans le contact et partit en trombe avant que je puisse changer d’avis.
C’était malheureux que les choses se passaient ainsi.
Si nous nous étions rencontrés d’une autre manière. Si elle avait été autre chose qu’une « journaliste ». Si je pouvais être une personne normale avec une vie normale.
Elle serait quelqu’un à qui j’aurais pu donner une chance.
Mais j’étais qui j’étais.
Elle était qui elle était.
Je ressassais l’épisode à l’arrière de la voiture de Price, me demandant si je pouvais être en réel danger.
Il y avait la femme blonde qu’il avait étranglée, et l’homme mystère avec qui je l’avais vue faire des câlins.
Je n’avais aucune idée de qui ils étaient ou du puzzle dont ils faisaient partie.
Mais il était clair que Price semblait sincèrement menacé par le fait que je les voie.
Et de quoi était capable un milliardaire quand il se sentait réellement menacé ?
J’ai envoyé un SMS à Arthur pour lui dire que je travaillerai à la maison. Je n’avais pas envie de m’occuper de la politique du bureau après mon bref enlèvement.
Je voulais débriefer avec Rick, mais je n’avais pas l’énergie pour lui faire face au bureau… ou pour expliquer la situation au téléphone ou en présence de Nana. Cela devrait attendre jusqu’à demain.
Peut-être que d’ici là, j’aurais trouvé une autre pièce du puzzle.
Avant-hier, lors de l’arrivée de nos nouveaux « partenaires », il y avait de l’incertitude dans l’air. Mais aujourd’hui, l’ambiance était au deuil.
« Hé, Dawson, mon bureau ! » brailla Arthur.
Je m’y rendais sur le champ.
Il n’avait pas l’air explosif. Il avait plutôt l’air usé, épuisé. Vaincu.
« Il n’y a pas de bonne façon de te le dire, Kate, alors je vais juste te le dire. »
Je savais ce qu’il allait dire, ou l’essentiel de ce qu’il allait dire, avant que les mots ne sortent de sa bouche.
« Ils sont en train de restructurer », dit-il. « Je n’ai pas d’autre choix que de vous laisser partir. Je suis désolé. »
Je ne pouvais pas croire ce que j’entendais.
Les bruits du bureau résonnaient dans ma tête. Cette tension familière commença à ramper dans mes tripes, puis dans mes bras et mes jambes.
Sans un mot, je sortis de la pièce, je traversai le couloir et j’atterris à l’air libre.
Je m’appuyai sur le mur de briques et j’aspirais de grandes bouffées d’air.
La tension et le stress m’inondaient. Perdre ce travail signifiait… tout perdre.
Le sol se dérobait sous nos pieds. Sous moi et Nana.
Luttant pour continuer à respirer et imaginant la prochaine étape de ce calvaire, une question me vint à l’esprit et refusa de disparaître :
