Milly avait exprimé le besoin d'être seule, ce qui m'arrangeait bien. Je pensais pouvoir mettre ce temps à profit ailleurs.
Je gravis les marches d'une des tours du château, un endroit du domaine royal que je n'avais jamais exploré auparavant. On m'avait dit que c'était là qu'elle passait le plus clair de son temps depuis la disparition de Raphael.
« Je me demandais quand tu viendrais me trouver », lança-t-elle à mon entrée dans la pièce.
La salle était un véritable capharnaüm, encombrée de livres et de bouteilles, avec des plantes suspendues au plafond et un imposant chaudron trônant sur une table au centre.
Freida émergea de derrière une étagère, un livre à la main. Elle me jeta un bref coup d'œil avant de replonger dans sa lecture.
« Comment saviez-vous que je viendrais vous chercher ? » demandai-je, l'observant évoluer dans la pièce, dos tourné.
Elle referma le livre d'un coup sec et me fit face. « Eh bien, j'imagine que mon fils et ton père vous ont parlé, à Milly et toi, de mon idée de vous voir monter sur le trône. Milly doit être furieuse comme son père, alors elle évacue sûrement sa colère avant de venir me voir. Mais toi – elle me pointa du doigt – tu es plus curieux, plus posé et réfléchi. Tu veux en savoir davantage. »
« Est-ce un tort ? » Je croisai les bras, la regardant verser deux verres de whisky.
Elle m'en tendit un sans me regarder, et je le pris en silence, attendant qu'elle poursuive.
« Pas du tout, mais méfie-toi de ta curiosité... Elle peut être à double tranchant », dit-elle avec un clin d'œil avant de boire son whisky.
Elle s'installa dans un fauteuil proche, croisant les jambes. « Que veux-tu savoir ? » demanda-t-elle en reprenant une gorgée.
« Qui est cet homme qui semble inquiéter tout le monde ? » demandai-je.
Elle me dévisagea, comme si elle pesait le pour et le contre de me révéler quoi que ce soit. Elle vida son verre d'un trait et se leva pour se resservir.
« Mon père. Un homme malfaisant. »
« Que veut-il ? » poursuivis-je.
« Ce que tout le monde convoite, le pouvoir », répondit-elle.
« Vous ne semblez pas en quête de pouvoir », fis-je remarquer.
Elle se tourna à nouveau vers moi, l'air mélancolique. « Je l'ai désiré, il y a bien longtemps », avoua-t-elle.
Elle fit tournoyer son verre dans sa main, pensive. Je m'appuyai contre une table proche.
« J'ai besoin que vous commenciez à me donner des réponses concrètes », insistai-je.
Elle rit et but à nouveau son whisky, s'en versant davantage. « Brave petit loup, qui ose entrer dans l'antre d'une sorcière pour faire des exigences. »
« La vie de votre famille est menacée. Cela ne vous touche pas ? » lançai-je avec colère, reposant mon verre brusquement.
Soudain, une douleur fulgurante me traversa le crâne. Je me pris la tête à deux mains et m'effondrai au sol. Freida se tenait au-dessus de moi, sans paraître le moins du monde affectée.
« Ne me parle pas comme si j'étais une gamine », dit-elle avec colère. « J'ai vécu plusieurs vies et dans chacune d'elles, j'ai perdu les êtres qui m'étaient les plus chers. »
Je souffrais le martyre au sol jusqu'à ce que la douleur s'estompe. Haletant, je me redressai lentement. Freida me toisait avec colère depuis son siège, sirotant toujours son whisky.
« Es-tu prêt à respecter tes aînés maintenant ? » Elle sourit, faisant tournoyer son verre.
Je la fusillai du regard depuis le sol. « Êtes-vous mauvaise ? » osai-je demander, espérant qu'elle ne me ferait pas souffrir à nouveau.
« Oui et non. » Elle haussa les épaules. « Mon père pense que je lui ai dérobé du pouvoir il y a longtemps. J'estime avoir pris ce qui me revenait de droit. Ce que je méritais. Et j'ai préservé ce pouvoir dans chaque vie, mais à chaque fois, des personnes qui auraient dû m'aimer m'ont trahie encore et encore. »
« Les jumeaux ? » dis-je, m'appuyant contre les pieds de la table, le visage en sueur. Ma tête me lançait encore.
« Oui, les jumeaux. » Elle but son whisky avec amertume. « Je pensais que cette fois serait différente, cette fois j'avais Gianna. Mais non, comme dans chaque vie, ils l'ont cherché, ont uni leurs pouvoirs, et l'ont ramené. »
« Ramené ? D'où ? » demandai-je.
« De l'au-delà, mon cher. D'où d'autre ? » dit-elle.
« Milly ne veut pas vous aider », annonçai-je.
Elle me regarda par-dessus son verre. « Je m'en doutais. Ça fait toujours mal », dit-elle.
« En même temps, votre problème a causé beaucoup de peine et de souffrance », fis-je remarquer.
« Hmm, je suppose que oui », admit-elle.
« Nous avons beaucoup parlé et pourtant j'ai l'impression d'être toujours dans le brouillard », dis-je.
« C'est généralement comme ça que se déroulent les conversations avec une sorcière. » Elle sourit.
« Pourquoi ne pas nous dire tout ce que nous devons savoir pour prendre une décision éclairée ? » demandai-je.
« Où serait le piment dans tout ça ? » dit-elle.
« Freida, vous demandez à votre petite-fille de se mettre en danger à nouveau et vous ne lui donnez pas une raison suffisante de le faire. Quoi qu'il se passe entre vous et votre père, cela a déjà beaucoup blessé cette famille. Pouvez-vous leur reprocher de ne pas vouloir aider maintenant ? »
Elle me lança un regard menaçant. « Je t'aime bien », dit-elle.
J'avalai ma salive avec appréhension. « Pourquoi ? »
« Parce que tu es franc. Tu n'as pas peur de moi. De ce que je pourrais te faire », dit-elle.
Je ris amèrement, essuyant encore la sueur de mon visage. « En même temps, j'ai déjà vu ma compagne mourir sous mes yeux. Il n'y a pas grand-chose à craindre après ça. »
« Hmm, c'est vrai. Mais c'est quand même agréable d'avoir quelqu'un qui parle sans détour, sans craindre les conséquences. » Elle sourit et but à nouveau son whisky, posant cette fois le verre.
« Je sais que ce que je demande à ma famille est beaucoup. Mais sans moi, aucun d'entre eux ne serait là. »
Je la regardai attentivement. « Votre famille ne vous doit rien. »
« Ils me doivent tout ! » s'écria-t-elle en se levant d'un bond.
Je vis des étoiles tandis qu'elle prenait à nouveau le contrôle de mon esprit. J'essayai de me lever, mais Freida resserra son emprise mentale.
Mes jambes cédèrent sous moi. Et tout devint noir.
