Marie Rose
SIENNA-ROSE
La lame argentée dans la main de mon père brille avec le reflet de la lumière de la lune. Pendant un instant, j'ai l'impression d'assister à la scène depuis les coulisses, la peur courant dans mes veines comme le grand océan Atlantique.
Je reste figée sur place dès qu'il se lève du fauteuil. Mes organes semblent sur le point de lâcher d'une seconde à l'autre et mon cœur bat de façon si erratique que j'ai l'impression qu'un poids lourd pèse sur ma poitrine.
Il s'approche de moi avec un regard sinistre dans les yeux. Je veux courir mais c'est comme si chaque nerf de mon corps m'empêchait de bouger. Avant même que je puisse mettre de l'ordre dans mes pensées, je sens le froid de la lame pressée contre ma joue.
« Sienna, tu sais ce que ta mère et moi pensons du fait que tu sortes si tard, surtout avec des garçons. »
Je ne sais pas quoi faire. Je ne veux pas répondre parce que je sais que cela ne ferait que le rendre encore plus furieux qu'il ne l'est déjà. La meilleure chose à faire pour moi, c’est de rester silencieuse.
Il commence à exercer une pression sur la lame, et je peux sentir qu'elle commence à entailler ma peau en laissant derrière elle une traînée de sang. J'essaie de retenir mes cris de douleur, mais un gémissement réussit à quitter mes lèvres.
S'il y a une chose que je sais, c'est qu'il s'enhardit en entendant mes cris de douleur, cela alimente son envie de mon sang d'une manière psychotique.
« Est-ce un cri que je viens d'entendre, Sienna ? Tu me déçois. Je n'ai même pas encore commencé et tu pleurniches déjà comme la faible pute que tu es. »
Il me met un violent coup de poing sur la même joue qui a été meurtrie il y a quelques heures à peine. L'impact me fait trébucher dans la salle à manger et je m’écrase contre la table. La douleur dans mes os est trop forte, ma colonne vertébrale est probablement gravement contusionnée ou même fracturée.
Avant que j'aie l’occasion de me redresser, une main est déjà autour de ma gorge, m'étouffant et bloquant mes voies respiratoires.
Je suis certaine que le niveau de colère qu'il a en ce moment lui donne l'adrénaline nécessaire pour faire n'importe quoi.
Même si cela doit le conduire à me tuer, je n'ai pas peur pour moi, j'ai peur pour tous les autres habitants de la maison sur qui il cherchera à se défouler quand je ne serai plus là.
« Tu croyais que je n’aurais pas remarqué que ces deux types t'ont ramenée à la maison ? Tu es une salope. Tu ne fais que coucher à droite et à gauche. Tu n'as jamais pris la peine d'aider ta mère ou moi dans la maison. » Je suis blessée par ses mots car je suis encore vierge.
Tout ce que j'ai fait dans la vie, c'était pour rendre ma famille fière, mais il semble que quoi que je fasse, ce n'est jamais assez. J’ai deux boulots pour compenser l'argent que mes parents dépensent en drogues, alcool et vêtements.
« J'ai fait tout ce que vous avez toujours voulu que je fasse... » Je peux à peine parler. La poigne serrée qu'il maintient autour de mon cou et le manque d'oxygène me brûlent la poitrine.
Il n'apprécie visiblement pas ce commentaire car mon corps est rapidement projeté à travers la pièce, entrant en collision avec les piliers de l'escalier.
Mon corps est tout engourdi, je n’ai plus assez d'air dans mes poumons, et le coup que ma colonne vertébrale vient de prendre fait sortir tout ce qui m’en restait.
Je sens son poids sur mon abdomen et la pointe de la lame sur mon ventre. Je savais qu'il était fou, mais il n'avait jamais été aussi agressif avec moi auparavant. Bien sûr, il m'a un peu malmenée, mais il n'avait jamais utilisé d’arme.
Je suis trop absorbée par mes pensées pour réaliser qu'il lève les deux mains avec la lame fermement en main. Avant que je puisse réagir à ses mouvements, la lame traverse ma peau et s'enfonce profondément dans la chair de mon ventre.
Sans perdre une seconde, il retire le couteau et le dirige droit vers ma gorge. Je refuse de mourir ainsi aux mains d'un horrible ivrogne qui traite les femmes comme de la merde.
Je réussis à bouger une de mes jambes, juste au moment où il déplace la pointe vers la peau encore intacte.
En levant mon genou aussi haut que possible, je réussis à le frapper à l'aine et à me glisser loin de lui, ce qui me donne une chance de m'enfuir.
Hélas, ma tentative est vaine. J'arrive dans la cuisine à l’instant où je sens une douleur cuisante à l'arrière de ma cuisse. La douleur est trop forte et je dois m'arrêter de courir. J'essaie de me déplacer aussi vite que possible vers la porte de derrière sans trop bouger ma jambe.
Je n’ai pas vraiment le temps de réfléchir à toute cette situation lorsqu'il entre dans la cuisine et attrape une autre lame.
C'est ainsi que je vais mourir. Je n'aurai jamais la chance de dire merci à Sophie d'être ma seule vraie famille ni de revoir Damien. Je suis toute seule. Il s'élance à nouveau vers mon abdomen et je ne peux pas bouger assez vite.
C’est mon ventre qui prend la force du coup, provoquant une longue et profonde entaille depuis mon nombril jusqu'au flanc droit. Je perds beaucoup de sang à cause des deux coups de couteau et maintenant de la grande entaille au milieu.
Il m'attrape une fois de plus par les cheveux et commence à me tirer loin de ma porte de sortie. Je suis piégée. Je ne peux pas lui échapper, pas alors qu'il a cette prise sur moi.
Au moment où mon soi-disant père met le couteau sous ma gorge, ma petite sœur Ellie descend. C’est ma chance. Je profite de sa surprise, sachant qu'il attendra qu'Ellie remonte à l'étage avant de s'en prendre à nouveau à moi.
J'utilise toute la force que je peux rassembler et le repousse loin de moi puis je me fige, ignorant la douleur dans ma jambe et mon ventre.
Je sais que j'ai l'air d'une loque avec le sang qui couvre la majeure partie de mon corps ainsi que les bleus qui jonchent ma peau, mais je m'en fiche. La seule chose qui me préoccupe en ce moment, c’est de m'éloigner de cet homme et de trouver un endroit tranquille pour soit mourir, soit trouver de l'aide.
Je suis sûre qu'il m'a aussi arraché des touffes de cheveux en me traînant loin de la porte, mais je m'en fiche.
Je suis en sécurité pour l'instant, mais cela ne veut pas dire que je vais m’arrêter de courir.
Je continue à courir dans la rue déserte, remerciant le Seigneur là-haut qu'il soit encore tôt le matin et que la plupart des gens ne seront pas levés avant une heure ou deux.
Je ne m’arrête pas avant d'atteindre le café en espérant que Sophie ait laissé la porte de derrière déverrouillée comme toujours. Ce n'est pas un problème, personne ne sait que la porte est là à moins que quelqu'un le montre ou qu'il s'agisse d'une personne très observatrice.
J'atteins le café en un temps record, tout bien considéré. Cependant, le temps que j'arrive, ma jambe est engourdie et commence à pâlir.
Je sais que c'est parce que la quantité de sang que je perds fait baisser mon taux de globules rouges, mais je ne veux pas m'arrêter maintenant.
Je retire le couteau de ma jambe d'un geste rapide dès que je suis entrée dans l'arrière du café. Les blessures sur mon ventre se sont sans doute ouvertes davantage en raison de tous les mouvements que je viens faire en m'échappant, mais je ne sens plus la douleur, cela ne doit pas être bon signe.
Je vois la porte, elle est à un peu plus d'un bras de distance, mais je ne peux pas aller plus loin. J'ai besoin de dormir. Je me sens si fatiguée et mon corps commence à avoir l'impression de traîner un boulet à chaque pas que je fais.
Mes jambes lâchent et je reste allongée sur le sol frais en attendant que ma fin arrive ou qu'une personne correcte vienne me sauver une fois de plus.
C'est ironique, vraiment, en l'espace de vingt-quatre heures, j'ai besoin d'être sauvée deux fois. C’est vraiment pathétique.
Le monde est probablement en train de me regarder, riant de la malchance qu'il m'a fait subir ces derniers temps. Mais dans ces moments entre deux états, mon esprit réussit à dériver vers Damien. Il était là pour me sauver plus tôt, peut-être le pourrait-il encore.
Je prends mes désirs pour une réalité, sûrement, mais je suis heureuse de l'avoir rencontré avant ce soir. Je n'aurais jamais pensé pouvoir me connecter avec quelqu'un aussi soudainement. Il est comme un rêve, un personnage que je connais mais dont je n'arrive pas à savoir d'où je le connais.
Peut-être que j’ai rêvé de lui dans mes nuits de désespoir ou vu son visage dans la ville une ou deux fois, mais cela n'a pas d'importance pour moi.
Tout ce qui importe, c'est qu'il m’a sauvée quand j'en avais le plus besoin, et dans les brèves heures où j'ai pu me familiariser avec sa présence, il m'a montré ce que c'est de sentir que quelqu’un se soucie de moi, et qu’on me remarque.
Le ciel sait qu'il est comme un ange déguisé, mon ange.
Alors que je commence à penser à ce garçon aux cheveux de corbeau et aux yeux bleus saisissants, je ne peux m'empêcher de penser à son nom complet, Damien Black. Je sais que je l'ai déjà entendu auparavant, mais je ne peux pas situer exactement où.
Londres est une grande ville remplie d'agités qui apprécient les ragots plus que leur café du matin, donc les possibilités d'où je connais son nom sont infinies.
L'obscurité qui s'installe dans les coins de mes yeux coupe vite court à mes pensées lorsque ma vision commence à tourbillonner et à s'éloigner de la réalité.
Mes paupières sont lourdes et je ne peux m'empêcher de m'abandonner aux ténèbres qui envahissent mon esprit.
Est-ce à cela que ressemble la mort ?
Je pensais que ce serait plus spontané. Il n'y a pas de lumière, pas de personne de l'autre côté m’accueillant dans le grand au-delà, juste l'obscurité et le silence.
Dans cette obscurité, un scintillement de brume dorée s'infiltre vers moi en tourbillons et en volutes, m'encourageant à m'emparer de sa beauté tourbillonnante. Je ne sais pas ce que c'est, mais tout ce que je sais, c'est que je ne suis pas prête à mourir, pas encore, pas avant d'avoir pu vivre.
La brume dorée devient solide dans ma prise, et un sentiment de réconfort envahit mon âme. Je sais que tout ira bien, que si je m'accroche, rien ne pourra m'arracher à la vie que je veux vivre. Je suis une combattante, dans la vie comme dans la mort, et cela ne changera jamais.
Ce qui me semble être des heures passe et c'est comme si j'étais spirituellement attachée à mon corps tout en étant consciente de mon environnement.
Je peux entendre les rues animées de Londres qui fourmillent, je sais que le soleil est sorti de son sommeil et que la journée a commencé, et au loin je peux entendre le tapotement de talons sur le pavé, mais je ne trouve pas la force d'ouvrir les yeux.
« Oh mon Dieu... Sienna. » Je connais cette voix, c'est Sophie. Le soulagement m'envahit comme un raz-de-marée. Je suis soulagée d'avoir été retrouvée, mais je me sens mal qu’elle me trouve dans cet état.
Elle ne devrait pas avoir à s'occuper de moi dans cet état, mais je n'avais nulle part où aller, personne d'autre vers qui me tourner.
Tout autour de moi est flou, comme si mes sens ne pouvaient pas se concentrer sur leur environnement, mais je peux sentir Sophie s'asseoir près de ma tête et la poser sur ses genoux.
Les sons que j’entends arrivent par vagues, mais je peux entendre la voix paniquée de Sophie qui répète : « S'il te plaît, décroche ». Je me demande qui elle appelle dans un moment pareil, probablement une ambulance, ou la police. Ce serait la meilleure chose à faire.
« Damien, tu dois venir au café tout de suite, nous avons un problème. » Pourquoi appelle-t-elle Damien et pas l'hôpital ?
Je ne trouve pas l'énergie de m'en soucier, alors je me concentre juste sur la sensation de sa main qui caresse mes cheveux en arrière de mon visage.
C'est réconfortant et ça me donne l'impression d'être intouchable d'une manière un peu bizarre. Comme si j'étais en sécurité avec elle ici avec moi, que rien dans ce monde ne peut m'arracher de l’étreinte de la femme qui est comme une mère pour moi.
« Non, je vais bien, mais... » Elle fait une pause et place une main sur mes poumons qui fonctionnent à peine. « C'est Sienna, elle est gravement blessée, je pense qu'elle ne respire plus. »
Sophie se met à sangloter de façon incontrôlable, et je ne peux m'empêcher de me sentir mal de l'avoir mise dans cette situation.
Peut-être que mon père avait raison depuis le début, peut-être que je ne suis qu'un problème, que tout ce à quoi je suis bonne, c’est de causer un stress inutile à ceux qui m'entourent.
Nous restons sans bouger en silence et je capte des sons de la vie autour de moi, les oiseaux qui gazouillent dans le ciel du matin, le bavardage des gens qui vont au travail ou à l'école.
Tout me semble plus vibrant et vivant maintenant. Peut-être que les vivants sont tellement ignorants du monde qui les entoure qu'ils ne prennent pas le temps d'apprécier les petites choses, comme la brise qui caresse votre peau, et la sensation du sol sous vos pieds qui vous rappelle que vous êtes toujours en vie.
Je peux entendre la douce voix de Sophie, mais c'est plutôt un bruit de fond. Le gazouillis des oiseaux au-dessus de moi me fait me sentir en paix à l'intérieur de moi-même.
Je peux me sentir commencer à m'évanouir lentement dans le néant, ma volonté glisse sous la force du brouillard, mais je veux entendre sa voix une dernière fois.
Je peux sentir un frôlement du bout des doigts sur mon cou, mais je n'y prête pas attention, j'ai l'impression de voler.
Mon corps ne perçoit plus aucun mouvement, c'est comme si la seule présence que j'avais avec moi était maintenant dans mon cerveau. Je peux entendre les plus petits sons, mais pas beaucoup.
Au bout d'un certain temps, je l'entends, la voix que je souhaite tellement entendre.
« BIPEZ LE DOCTEUR BROWN. MAINTENANT ! » Il a l'air paniqué et en souffrance. A-t-il mal aussi ? Je ne comprends pas pourquoi il a l'air si... si... brisé.
Je peux entendre plusieurs personnes m'entourer, mais je ne comprends pas pourquoi. C'est effrayant. Je suis dans un environnement inconnu et je n'ai aucun contrôle sur mon corps.
Je ne sais même pas où se trouvent Sophie ou Damien.
Je peux entendre faiblement les paroles d'une voix inconnue, elle appelle quelqu'un Diablo. Qui est-ce ?
« La raison pour laquelle elle est dans ce pétrin, c’est que je l'ai laissée, putain. Je ne ferai pas deux fois la même erreur. »
Je peux entendre la colère et la douleur qu'il ressent, et l'inquiétude dans sa voix met mes sens en alerte. Je ne comprends rien à ce qui se passe, mais ils m'ont trouvée. Tout va bien se passer à partir de maintenant.
Mon monde n'est bientôt plus que ténèbres. Je n’entends plus Damien ou le médecin parler, et les bips du moniteur cardiaque auquel je suis reliée se sont arrêtés. La brume dorée a disparu, et je suis à nouveau entourée d'un sombre silence.
Si c'est comme ça que ça se passe quand on meurt, alors je reconsidère sérieusement toute cette histoire. Je ne peux pas encore mourir. Il y a tellement de choses que je manquerais, comme trouver l'amour de ma vie, me marier et fonder une famille.
Ma vie n'a même pas encore commencé, et je préfèrerais être damnée jusqu'aux fosses de l'enfer plutôt que d'abandonner mon combat aussi facilement.
Sans le savoir, Damien et Sophie sont devenus ma raison de vivre. Savoir qu'ils sont là pour moi me donne une raison de continuer à me battre.
Je ne vais pas me laisser abattre si facilement.
Je suis une combattante, et je continuerai à me battre jusqu'à ce que je n'aie plus rien à donner, et même alors, je n'abandonnerai pas si facilement.