
Quelques jours plus tard, j’avais déjà commis un péché capital en allant chercher le déjeuner de Mason Campbell en retard.
Stupides règles. Stupide Mason Campbell.
— D’où arrivez-vous ? m’a lancé Jade, en sortant de l’ascenseur.
Je suis passée devant elle en lui disant :
— Pourquoi ne viendriez-vous pas me le redemander dans le bureau de monsieur Campbell ? Je suis persuadée qu’il serait ravi que vous lui demandiez où était passée son assistante.
Je n’ai pas attendu sa réponse, sachant que tout ce que j’obtiendrais serait un regard furieux.
J’ai frappé délicatement à la porte.
— Entrez.
Je me suis avancée, les jambes et les mains tremblantes.
— Votre déjeuner est à l’heure, monsieur.
Je lui ai souri.
Il n’a rien ajouté et je n’ai pas bougé. Je pensais que si je le faisais, je serais réprimandée.
Comme les secondes semblaient s’écouler sans réponse, monsieur Campbell a relevé la tête de ses dossiers.
— Qu’attendez-vous ? Des applaudissements pour avoir enfin fait votre travail correctement ?
J’ai ouvert et refermé la bouche, en cherchant une réponse convenable. En y pensant, qu’est-ce que j’étais censée répondre ?
— Posez-le sur la table et sortez.
Je me suis exécutée et je suis sortie discrètement une fois que j’ai eu terminé.
J’ai été très occupée toute la journée, ce qui ne m’a pas empêchée de songer à mon patron. J’ai été assez intelligente pour ne plus croiser son chemin, et ne plus commettre d’erreurs.
Je faisais de mon mieux pour éviter les ennuis, et ça devenait de plus en plus simple quand je m’y appliquais.
Après avoir quitté le bureau ce soir-là, je me suis arrêtée dans un restaurant voisin pour acheter de la nourriture thaïlandaise, sachant que je n’allais pas être en mesure de cuisiner et que Beth était absente ce soir-là. Je n’étais pas une grande cuisinière.
Elle avait toujours été une excellente cheffe, contrairement à moi.
Quand je suis rentrée à la maison, je me suis effondrée sur mon lit. Je n’avais pas réalisé à quel point j’étais épuisée jusqu’à ce que je m’écroule sur le lit.
Pendant trois jours, j’avais réussi à demeurer dans les bonnes grâces de monsieur Campbell. Ce n’est pas qu’il avait cessé d’être malpoli. Non, il avait juste cessé de m’insulter ouvertement.
C’était un progrès.
Il s’habituait à me voir, même s’il ne manquait jamais l’occasion de me rappeler que j’étais sur un siège éjectable. Si je dépassais les limites, c’était terminé pour moi.
J’avais accès à son emploi du temps, ce qui s’avérait utile lorsque je voulais éviter de me trouver sur son chemin.
Je m’habituais à côtoyer Aaron et Athéna, et le fait d’être devenue leur amie me plaisait beaucoup.
J’avais aussi commencé à parler à Jonathan, du département marketing. Il était gentil et se croyait drôle, même s’il ne l’était pas.
Jade n’avait pas cessé de me harceler verbalement, mais tout ce qu’elle obtenait en retour, c’étaient mes yeux levés au ciel. Mon attitude à son égard équivalait à une gifle puisqu’elle s’attendait à ce que je m’engage dans une joute verbale avec elle.
J’étais une adulte. Manifestement, c’était quelque chose qu’elle ne comprenait pas.
Le travail était frustrant, en particulier les dossiers que monsieur Campbell m’avait assignés.
Après deux jours, je n’arrivais toujours pas à les classer par ordre alphabétique, et j’étais constamment interrompue par le téléphone qui n’arrêtait pas de sonner.
Le son du téléphone a retenti à côté de moi, et je savais que ce n’était pas un client qui cherchait à s’entretenir avec le patron.
C’était monsieur Campbell.
— Oui, Monsieur ? ai-je demandé poliment.
— Je vous ai envoyé des documents à imprimer par email. Faites-le maintenant, a-t-il ordonné, avant de raccrocher.
J’ai regardé le téléphone en marmonnant tout bas. Quel con !
Puis, j’ai poussé un soupir et j’ai regardé la pile de dossiers qui se trouvait devant moi.
Après avoir imprimé les documents, je me suis dirigée vers mon bureau lorsque j’ai heurté quelqu’un et que les papiers m’ont échappé des mains.
Je me suis accroupie pour les ramasser, et la personne qui m’a heurtée a tenté de m’aider.
— Je suis vraiment désolée, s’est-elle excusée en me tendant le dernier papier.
Je lui ai souri.
— Ne vous inquiétez pas, je ne regardais pas où j’allais.
Elle a ajusté ses lunettes et j’ai pu contempler la beauté qui se tenait devant moi.
Tout le monde était si joli ici. C’était comme si monsieur Campbell n’engageait que des gens qui avaient un beau visage, mais j’en doutais.
La jeune femme portait des vêtements simples. Elle n’avait rien d’extraordinaire, et j’aurais juré que j’avais possédé le même chemisier auparavant.
Quelque chose me disait qu’elle était comme moi: une fille issue d’un milieu modeste.
Je pouvais maintenant me détendre, sachant que je n’étais pas la seule à être fauchée, et à ne pas porter de vêtements coûteux.
— Nous ne nous connaissons pas. Je suis Odette, et vous êtes Lauren.
— Vous connaissez mon nom ?
Elle a souri.
— Tout le monde connaît votre nom, Lauren.
— Quand monsieur Campbell embauche une personne qui ne correspond pas aux standards de l’entreprise, tout le monde connaît vite son nom, n’est-ce pas ? ai-je répliqué, sur la défensive.
Le visage d’Odette s’est figé.
— Non, bien sûr que non.
Elle semblait honnête.
— Je connais votre nom parce que Jade ne cesse de parler de vous.
J’ai levé les yeux au ciel.
— Pourquoi ne suis-je pas surprise ? Pas en bien, je suppose ?
J’ai eu droit à un haussement d’épaules en guise de réponse.
— Je ne vous ai jamais vue dans les environs, ai-je déclaré.
— Oui, je ne viens pas souvent ici, sauf en cas de nécessité. Je suis au deuxième étage. Département Informatique. Vous devriez me rendre visite de temps en temps.
— Ce serait sympa. Excusez-moi, mais je dois y aller. J’ai été ravie de faire votre connaissance, Odette.
— Moi aussi. À bientôt, Lauren. Passez-me voir.
Je suis retournée à mon bureau et j’ai vérifié que je n’avais rien oublié avant de frapper à la porte de la fosse aux lions.
— Entrez, Mademoiselle Hart.
J’ai ouvert la porte et l’ai refermée.
Monsieur Campbell n’était pas assis à son bureau comme je l’aurais cru. Au contraire, il était allongé sur son canapé, les mains et les jambes croisées.
Il ne portait pas sa veste de tailleur. Sa chemise blanche lui collait à la peau, et ses énormes biceps donnaient l’impression qu’ils allaient déchirer sa pauvre chemise d’un instant à l’autre.
J’ai dégluti et détourné le regard de ses biceps.
— Comment avez-vous deviné que c’était moi ? lui ai-je demandé, après avoir posé les papiers sur la table qu’il avait désignée du doigt.
Monsieur Campbell s’est contenté de répondre, sans ouvrir les yeux :
— Personne ne frappe à la porte de manière aussi agaçante que vous.
Voilà, c’était tout. J’avais bien fait de poser la question. J’avais pourtant appris que rien de positif ne sortait de sa bouche quand on lui posait des questions.
— Oh, Mademoiselle Hart ? Réservez une table dans le meilleur restaurant ce soir. À 19 heures, j’ai un dîner d’affaires.
Il a ouvert les yeux, mais ils ne se sont pas posés sur moi.
— Je répète, le meilleur restaurant. Je suis convaincu que vous ne le connaissez pas et que vous n’en avez jamais entendu parler en raison de votre statut. Vous êtes donc libre de demander de l’aide.
J’ai levé les yeux au ciel, car je savais qu’il ne pouvait pas me voir.
— Oui, Monsieur. Autre chose ?
— Vous serez là.
J’ai ouvert la bouche.
— Mais…
Ces yeux d’argent m’ont regardée avec insistance, et se sont plongés dans les miens.
J’aurais pu arrêter de respirer à ce moment-là.
— Avez-vous quelque chose à ajouter, Mademoiselle Hart ? Avez-vous mieux à faire ?
À vrai dire, oui.
Je devais aller à l’hôpital pour rendre visite à mon père, que je n’avais pas vu depuis un moment.
Mais, comme j’étais lâche et prisonnière de ce regard qui ne permettait aucune discussion, j’ai secoué la tête.
— Je n’ai rien de prévu. Je serai là, Monsieur Campbell.
J’avais envie de pleurer, de dire que mon père comptait plus que cette stupide réunion d’affaires.
Il a détourné le regard et a fermé les yeux à nouveau.
— Refermez la porte doucement derrière vous. Il n’y a aucune raison de vous en prendre à elle parce que vous avez été trop trouillarde pour admettre que vous aviez des projets pour ce soir. Je vous attendrai, a-t-il conclu.
J’avais envie de le réduire en miettes.
J’ai serré les poings en retournant à mon bureau, le cœur brisé.
Je me suis efforcée de ne pas laisser les larmes couler pour deux raisons. D’une part, parce que je voulais être forte, et d’autre part, parce que Jade n’arrêtait pas de me regarder.
Je pouvais sentir son regard sur moi constamment.
Je ne voulais pas lui offrir un sujet de raillerie qu’elle partagerait volontiers avec tous les autres.
Je n’ai pas réfléchi à ce que j’allais porter jusqu’à ce que je me souvienne, trop tard, que je n’avais rien à me mettre.
Je n’avais pas de beaux vêtements, et je n’avais certainement pas de robe assez distinguée pour le restaurant Seasons, ou pour mon patron.
— Beth, je suis foutue ! ai-je crié, tandis que je sortais une robe après l’autre pour les jeter ensuite sur mon lit.
— Qu’est-ce que je vais porter ?
— Calme-toi ! Je suis certaine que tu vas trouver quelque chose.
Je me suis retournée et je l’ai regardée avec insistance.
— Ça fait cinq minutes que tu dis ça, et c’est la troisième fois qu’on passe en revue toutes mes robes. Elles ne sont pas géniales.
J’ai donné un coup de pied dans une robe, de frustration.
— Ce n’est pas ma faute, Lauren, si la dernière fois que tu as fait du shopping, c’était il y a un an.
— Mais je ne dépense pas mon argent, tu le sais bien. Tout est consacré aux frais médicaux de mon père. Argh, je ne sais pas quoi faire !
J’ai poussé un gémissement et je me suis écroulée sur le lit.
— Oh, j’ai une idée géniale ! s’est-elle exclamée soudainement, ce qui m’a incitée à me lever du lit. Allons faire du shopping chez Melt’s.
— Est-ce que tu te moques de moi ? Nous n’avons pas les moyens d’aller chez Melt’s. On ne peut même pas s’y offrir une simple boucle d’oreille et tu parles d’acheter une robe. Tu as perdu la tête !
Elle m’a donné un coup sur la tête.
— Je ne parle pas de l’acheter. Je veux dire, oui, nous allons l’acheter, mais tu pourras la rendre après. Il faut seulement s’assurer que monsieur Campbell ne voit pas l’étiquette, et qu’il n’ait pas une raison supplémentaire de t’insulter.
J’imaginais l’expression de son visage s’il voyait l’étiquette.
— Est-ce que tu crois que ça fonctionnera ?
Elle a acquiescé.
— J’adore cette idée, merci infiniment, Beth. Allons-y avant que je ne change d’avis.
Quand nous sommes revenues de chez Melt’s, Beth a proposé de me maquiller.
Comme elle ne voulait pas en faire trop, elle a choisi de me donner un style plutôt naturel. Quand elle a terminé, j’avais l’air différente, dans le sens positif du terme, et j’adorais ça.
J’ai légèrement bouclé mes cheveux et je les ai laissés cascader sur mes épaules.
À six heures cinquante-cinq exactement, je suis arrivée au restaurant Seasons. Mais je ne suis pas entrée.
J’ai attendu monsieur Campbell à l’extérieur du restaurant.
Ne me demandez pas pourquoi je suis restée dehors alors que j’aurais pu simplement entrer et l’attendre à l’intérieur. Mais mon cerveau ne brillait pas par son efficacité ce soir-là.
Il n’y avait aucune chance que j’entre sans mon patron.
À sept heures cinq, une Escalade noire s’est garée à côté de moi. Le chauffeur est sorti et a ouvert la porte de la banquette arrière.
Une chaussure cirée est apparue, suivie d’une autre, et j’ai été frappée par l’odeur la plus délicieuse qui soit.
Je ne peux même pas décrire ce que j’ai ressenti lorsque Mason Campbell est sorti de cette voiture, le parfait mâle alpha, qui en imposait par sa simple présence.
Ma bouche s’est asséchée alors que j’avais bu cinq minutes auparavant, mais c’était plus fort que moi.
Mason Campbell était plus que magnifique. C’était le genre d’homme qu’on admire de loin parce qu’il est impossible à atteindre, le genre d’homme qui fait battre le cœur et faiblir les jambes.
Est-ce que c’est ce que je ressentais?
Comment aurait-il pu en être autrement quand Mason ressemblait à une divinité grecque dans son costume noir Armani, le visage parfaitement rasé et les cheveux lissés en l’arrière ?
Mason Campbell n’avait rien à envier aux mannequins.
Ce n’était pas seulement son physique, l’argent et le pouvoir qu’il possédait, ni l’admiration qu’il suscitait chez tous, mais cette part de mystère en lui. Un secret qu’on ne pouvait s’empêcher de vouloir percer.
— Mais qu’est-ce que vous portez, nom de Dieu?
J’ai été arrachée au fantasme dans lequel je nageais par les dix mots qui venaient de s’échapper de ses parfaites, pulpeuses lèvres rouges. Est-ce que je venais de dire « parfaites » ?
J’ai baissé les yeux sur ma robe pour m’assurer que je la portais bien, car je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle il avait l’air surpris et agacé à la fois.
Ma main s’est dirigée vers le dos de ma robe pour m’assurer que l’étiquette était bien cachée.
— Peu importe, ça n’a pas importance.
Il a jeté un regard vers la voiture.
— Prince.
Quatre petites jambes ont sauté de la voiture, et avant que je puisse réaliser ce qui se passait, elles se sont jetées sur moi et j’ai crié.
— Prince, du calme. Elle est inoffensive. Incapable du moindre mal.
Le maître du chien l’a fait reculer avant que celui-ci ne s’attaque à nouveau à mon visage. J’ai porté une main à ma poitrine, écoutant le son de mes propres battements de cœur frénétiques.
La bouche de monsieur Campbell s’est légèrement contractée, mais peut-être que c’était dans ma tête seulement.
J’ai finalement retrouvé ma voix.
— Est-ce que… est-ce que c’est un chien ?
Il a levé les yeux au ciel.
— Cinq points pour vous.
— Mais le règlement interdit les chiens, ou tout autre animal ici, non ? Pourquoi avez-vous amené un chien ?
Il a haussé un sourcil devant mon ton.
J’ai bafouillé un « Monsieur ».
— C’est pour cette raison que vous êtes ici, Mademoiselle Hart. Pour promener mon chien. Bien que j’aurais recommandé une tenue un peu plus… décontractée.
Il m’a regardée de la tête aux pieds.
Je portais une robe bustier noire fendue sur le côté, et les talons de Beth.
— Je vais promener votre chien ? ai-je répété, incrédule.
— Pourquoi, vous vous imaginiez autre chose ? a-t-il demandé, son ton indiquant clairement qu’il se moquait de moi. Je vous avais avertie de ne pas laisser ce travail vous monter à la tête, Mademoiselle Hart.
Il m’a scruté encore une fois de haut en bas, son regard s’est attardé sur chaque parcelle de mon corps. Puis, sans un mot de plus, il a disparu.