« Tu penses partir en vacances ? » me demande Lydia une semaine après cet horrible brunch.
« Hmm ? » demandé-je en me tournant sur mon siège pour lui faire face. « Tu n'arrêtes pas de regarder les vols et les hôtels », explique-t-elle en faisant un signe de tête vers l'écran de mon ordinateur.
« Oh. Oui, quelque chose comme ça », dis-je en regardant à nouveau les billets d'avion.
Mille huit cents dollars pour aller du Minnesota en Caroline du Sud. J'y crois pas.
Je soupire et change les dates pour la énième fois de la journée.
« Qu'est-ce qu'il y a en Caroline du Sud ? » me demande-t-elle en jetant un coup d'œil par-dessus mon épaule.
« Je suis de là-bas. »
« D’où exactement ? » me demande-t-elle avec curiosité.
« Une petite ville au cœur de la Bible Belt. J'ai emménagé ici en première année », expliqué-je.
« Pourquoi tu ne m'as jamais dit ça ? » s’écrie-t-elle en faisant pivoter mon siège pour que je sois face à elle.
« Ahh, parce que ça ne me semblait pas pertinent ? » réponds-je, mais ça ressemble à une question.
« Raconte-moi ton histoire. Je parie qu'elle est plus intéressante que n'importe lequel de ces livres », ronchonne-t-elle en désignant les livres de la main.
« Ce n'est pas si intéressant que ça. » Je me mets à rire.
« Chérie, tu viens de la Bible Belt, et tu as eu un enfant hors mariage alors que tu étais adolescente ! Je suis sûre et certaine que ton histoire est intéressante. »
« L'histoire, c'est deux ados qui sortent ensemble au lycée, qui ont un bébé, avec le père du bébé qui s'enfuit, les parents qui mettent à la porte leur fille enceinte et déshonorée, elle qui emménage chez les parents de sa meilleure amie, et qui commence à travailler à la bibliothèque locale avec une patronne trop curieuse. »
Je ris en secouant la tête.
Je me pince les lèvres, je ne veux pas lui raconter mon histoire. Rien que de penser au chagrin que j'ai ressenti quand Tanner n'a pas voulu m’accepter lorsque j'ai essayé de le lui dire, ainsi que mes parents…
Les choses qu'ils m'ont dites me donnent envie de m’effondrer en pleurant et de me cacher dans mon lit. Comme je l'ai fait à dix-huit ans.
« Tu souffres encore », murmure-t-elle doucement.
« Oui. » Je hoche la tête pour le lui confirmer. « Mes parents sont très croyants. Je suis sûre que tu vois ce que je veux dire », lui dis-je alors que me reviennent des flashbacks de ce samedi matin.
« Oh, ma chérie », me câline doucement Lydia en m'entourant de ses bras. Je n'avais pas réalisé que je m’étais mise à pleurer.
« Ça va aller. » Je renifle en essuyant les larmes qui coulent. « Ça va aller », lui redis-je.
« Je suis désolée, je n'aurais pas dû être indiscrète, » dit-elle en me frottant les épaules.
« Je vais aux toilettes. » Je prends congé et m’en vais précipitamment.
Je prends une grande inspiration, en luttant contre les larmes. Je n'ai pas parlé à mes parents depuis ce soir-là. Ils m'ont mise à la porte et m'ont dit de ne plus jamais mettre les pieds chez eux, à moins que je ne me débarrasse du bébé.
J'ouvre le robinet et laisse couler l'eau froide un instant avant de m'asperger le visage. Après m'être lavé la figure, je retourne vers le bureau, sur lequel Jax est appuyé pour parler à Lydia.
« Salut, Savannah ! » Il m’adresse un large sourire et regarde derrière moi. « Pas de Rosie aujourd'hui ? » demande-t-il en laissant tomber ses épaules pour montrer sa déception.
« Non. Elle est avec Erin. » Je souris, en essayant de lire en lui.
Si Tanner a compris que Rosie était sa fille, on dirait qu’il ne l’a pas dit à Jax. « Peut-être la prochaine fois. » Il sourit tristement. Je n'ai pas ramené Rosie à la bibliothèque. Si elle ne peut pas aller à la garderie, Erin et sa mère la gardent.
Juste au cas où.
« J'ai l'impression de ne pas l'avoir vue depuis une éternité », gémit Jax. « Je commence à oublier à quoi elle ressemble. » Il continue, ce qui nous fait rire, Lydia et moi.
« Tu l'as vue il y a une semaine », lui fais-je remarquer.
« Ah oui, c'est vrai. Ça me rappelle quelque chose. Tu ne m'as jamais dit que tu connaissais mon frère », dit-il en claquant des doigts comme s'il venait de s'en souvenir.
Mon estomac se noue instantanément.
« Je ne le connais pas. On était juste dans la même classe au lycée », je mens, et je sens que je deviens livide.
« Il avait l'air de penser qu'il te connaissait », commente-t-il en fronçant légèrement les sourcils. « Ça va ? On dirait que tu vas te sentir mal », me demande-t-il, plein d'inquiétude.
« Ça va. Lydia m'a juste embêtée tout à l'heure. » Je balaie sa crainte d’un revers de la main, essayant de lutter contre la nausée que je ressens.
« Oh, tu veux bien regarder l'heure ? J'ai fini mon travail, alors si vous voulez bien m'excuser, je vais rentrer chez moi, loin de vous, qui fourrez votre nez partout », dis-je en plaisantant à moitié, cherchant désespérément à m'éloigner d'eux deux.
« À demain ! »
« Amène Rosie ! »
Lydia et Jax m'interpellent l’un après l’autre.
Il est hors de question que j'amène Rosie ici de sitôt.
« Chérie, je suis à la maison ! » lancé-je en ouvrant la porte de mon appartement.
« Je suis là, Maman ! » me répond Rosie depuis sa chambre. Je dépose mon sac sur le seuil de la porte et j'enlève mes chaussures, avant de me rendre dans sa chambre.
« Qu'est-ce qui se passe ici ? » demandé-je, feignant la colère en regardant Rosie sauter sur son lit. Ses boucles sont détachées et indisciplinées, et elle porte sa « robe de soirée ».
Erin passe le nez depuis l'autre côté du lit, un sourire carnassier sur le visage.
« Ben, tu vois, Maman, il y avait un monstre qui voulait me manger, et le seul moyen pour qu'il me mange pas, c'était que je saute sur mon lit », m’explique-t-elle très sérieusement.
« Et la robe de soirée ? » demandé-je en fronçant les sourcils.
« Ben, euh… Euh… Le monstre ne mange pas les jolies robes. »
« RAAAA ! » rugit Erin en bondissant de sa cachette, avant d’attraper Rosie et de lui coller son visage dans les côtes, en faisant du bruit comme si elle la mangeait.
« Ahh ! Non ! Le monstre ! Sauve-moi, Maman ! » hurle Rosie à travers ses rires.
« C’est qui, Maman ? Pour toi, je suis Maman Monstre. » Je grogne en lui chatouillant l'autre côté de son ventre.
« Noooon ! » Elle rit tellement fort qu'elle réussit à se libérer et à sortir de la pièce en courant.
« Reviens ici ! Tu vas être éliminée, petit monstre ! » Je crie, je saute du lit et je la poursuis dans le salon.
Elle grimpe sur le canapé, prend un des coussins décoratifs et le lance dans ma direction. Elle réussit à toucher mes pieds, et je me laisse tomber au sol, en faisant comme si elle m'avait eue.
« Au secours ! On m'a frappée ! » crié-je, au moment où Erin entre en courant dans la pièce.
« Tu as frappé la Maman monstre ? » s’exclame-t-elle, et se remet à courir après Rosie.
Rosie pousse des hurlements et court pour revenir vers le canapé. Elle grimpe sur l'accoudoir le plus éloigné de moi, et court sur toute la longueur du canapé avant de venir sur l’accoudoir juste au-dessus de moi.
« Erreur stupide, petite fille ! » Erin rit joyeusement.
« RAAA ! » hurlé-je, puis j'entoure sa petite taille de mes bras, et j’entraîne son corps vers le sol avec moi. Je lui chatouille la taille, les aisselles et le dessous du menton, ce qui la fait tellement rire que son petit visage devient rouge.
« J’ai envie de faire pipi ! » Je m'arrête instantanément en entendant les mots de Rosie et je la relâche, lui donnant la liberté dont elle a besoin. Elle se lève rapidement et court vers les toilettes.
« Heureusement qu'elle ne t'a pas fait pipi dessus. » Erin rit et s'effondre sur le canapé.
« Comme tu dis », confirmé -je en riant à mon tour.
« Comme tu vois, on s'amuse bien aujourd'hui », commente Erin en faisant un signe de tête vers l'autre côté de la pièce.
Je ne l'avais pas remarqué, mais il y a un petit fort construit avec des couvertures, des chaises de la salle à manger, et le seul fauteuil que nous ayons.
« Merci beaucoup. » Je soupire, reconnaissante que Rosie et moi ayons des gens qui nous aiment dans notre vie.
« Ne t'inquiète pas. J'adore ma petite Rosie. » Erin rejette mes remerciements d’un revers de la main. Une partie de moi - en fait, tout moi - se sent coupable de ne pas avoir dit à Erin ce que j'ai prévu de faire.
« Je vais en Caroline du Sud », dis-je avant de pouvoir m'arrêter.
« Quoi, pour des vacances ? » demande Erin en baissant les yeux vers moi. Je grimace et secoue légèrement la tête.
« Mais ouais, t’as raison ! » Erin crie à voix basse alors qu’on entend la chasse d'eau.
« Ce que tu dois faire, c'est prendre un putain d'avocat et te préparer. Si jamais je vois Tanner, je lui arrache les couilles, je te le promets, mais en fait, il te faut un avocat », dit-elle, visiblement énervée mais luttant pour se calmer.
« Tu as raison. » Je soupire en me frottant le visage. J’aimerais que Tanner ne soit jamais revenu.
