L'Arrangement : Les Profondeurs où Nous Allons

ANGELA

Je regarde la note que la serveuse a déposée sur notre table il y a une demi-heure. Agacée, je rejette ma queue de cheval par-dessus mon épaule.

Papa est en pleine discussion professionnelle avec quelqu'un. Il ne remarque pas à quel point cette facture de 300 euros que je vais devoir régler me contrarie.

Papa est à sec. Il est fauché depuis des mois, mais il s'obstine à prétendre que son entreprise, Carson Scientific, fait encore de bonnes affaires.

La société n'a pas engrangé de bénéfices depuis plus d'un an, mais elle tient encore debout. Du moins, jusqu'à présent.

Sans un coup de pouce du destin ou une aide financière, l'entreprise va couler. Les soirées mondaines ne me manqueront pas, de toute façon je n'y allais pas vraiment.

J'ai financé mes études à Cambridge toute seule. J'ai étudié la biochimie et je vis en autonomie depuis. Je ne suis même pas sûre que Papa sache que j'ai déménagé, et il ne semble pas s'en soucier.

Maman est triste, je le vois bien, mais elle devra bientôt faire face à la réalité.

Je tapote la table pour signaler mon départ. Papa sourit en me voyant prendre l'addition. Je déteste qu'il tienne pour acquis que je paierai toujours. Il ne s'excuse jamais de ne pas avoir d'argent pour régler la note. Mais je ne peux pas m'attarder là-dessus maintenant.

Je m'inquiète davantage de savoir comment je vais payer mon loyer ce mois-ci. Ce dîner va engloutir l'argent que je mettais de côté pour quitter la ville.

Il ne me reste plus rien ici. Si Carson Scientific ferme, je n'aurai ni emploi ni entreprise pour laquelle travailler.

Et avec tous les nantis de la ville, j'aurais trop honte pour travailler ailleurs.

Je me dirige vers le comptoir et adresse un petit sourire à la serveuse. Elle me connaît bien. Nous venons souvent ici. C'est un charmant restaurant italien en périphérie de la ville.

La plupart des riches ne fréquentent pas ce genre d'endroit. Ça donne à Papa l'espace pour rencontrer des clients sans être observé. Ils savent tous que nous sommes presque fauchés et je suppose qu'il en a assez d'en entendre parler.

« Il te fait encore payer ? »

Je hausse les épaules. « Je préfère qu'il ne me le demande pas devant son nouveau client. »

Susie regarde notre table puis se tourne vers moi. « Ce n'est pas un client, Angela. »

Je le sais. Je jette un coup d'œil à la table, à l'homme assis à côté de mon père. Il n'est pas beaucoup plus âgé que moi, peut-être 31 ou 32 ans. C'est le fils d'un patron d'entreprise. Je ne peux même pas prononcer le nom de la société.

Il est plein aux as et ses fringues coûtent plus cher que ce que j'ai payé pour mes études. Du moins, c'est l'impression qu'ils donnent. Il utilise des grands mots qui le font paraître comme s'il dormait avec un dictionnaire sous l'oreiller.

Pour moi, il a juste l'air de se croire sorti de la cuisse de Jupiter.

Ce qui plaît à Papa.

Et fait de lui quelqu'un que Papa voudrait bien me voir épouser.

Les « clients » que Papa rencontre ne sont pas là uniquement pour sauver son entreprise. Le marché implique toujours ma main en échange de leur argent. On n'est plus au Moyen Âge, mais quelqu'un a oublié de le dire à mon père.

« Alors, qui est-ce celui-là ? » demande Susie en me donnant un coup de coude.

J'adore Susie et sa façon d'être espiègle. C'est la seule femme qui me garde le moral dans cette ville. C'est l'une des rares personnes avec qui je n'ai pas besoin de jouer les sophistiquées, et elle n'a pas besoin de faire semblant de me traiter comme si j'étais spéciale.

« Riley Harrison. »

Susie fronce le nez en passant derrière le comptoir et en prenant l'addition. « Il a l'air d'un vrai connard, mais au moins il est beau gosse ? Les derniers hommes que ton père a amenés étaient tellement moches que je m'inquiétais pour l'apparence de vos futurs enfants. »

Je ris, mais ce n'est pas un rire joyeux. C'est la seule façon que j'ai de réagir à ce genre de remarque. Il n'y aura pas d'enfants issus de ces mariages.

Je ne resterai mariée que le temps que notre entreprise se redresse. Ensuite, je trouverai un moyen de me séparer en douceur du richard que Papa m'aura choisi.

Mais plus je regarde cet homme aux cheveux noirs et grossier qui parle à mon père, plus je réalise que je ne veux pas perdre ma liberté.

Le mariage signifie plus de règles à suivre. Je devrai me comporter et m'habiller d'une certaine façon, exactement comme ma mère l'a fait.

Je me dis qu'elle a jeté l'éponge, surtout quand je vois à quel point elle a l'air heureuse sur ses vieilles photos.

Je ne peux pas être cette personne.

Susie me tape sur l'épaule, me ramenant à la réalité. « Hé, ma belle. J'ai enlevé quelques trucs de l'addition. Ça fait maintenant cent cinquante euros. »

« Tu ne peux pas continuer à faire ça. Ton patron va t'en vouloir. »

« Je peux et je le ferai. Je dirai simplement que ce Riley s'est plaint ou quelque chose comme ça. Accepte l'aide, Angela. Tu as besoin d'un coup de pouce. »

Je ne discute pas car cela signifie plus d'argent pour le loyer, dont j'ai vraiment besoin. Elle utilise ma carte et me donne mon reçu après que j'ai signé. Puis elle me donne un dernier conseil.

« Si tu ne veux pas te marier, ne le fais pas. Je sais que ton père essaie de sauver son entreprise et que c'est une vie confortable, mais ça n'en vaut pas la peine. »

Je lui fais un signe d'adieu et sors par la porte de derrière car je ne veux pas que Papa me ramène dans la conversation. Susie sait ce que c'est que d'être dans un mariage sans amour. Elle l'a vécu pendant six ans.

Mais je ne peux pas simplement partir. Décevoir mon père n'est pas quelque chose que je veux faire cette année car cela détruirait ma famille.

Prenant une profonde inspiration, je monte dans ma jeep décapotable. Je savoure le vent sur mes épaules nues. Ce sont ces petites libertés que je perdrais si j'épousais un PDG toujours sous les feux des projecteurs.

Je devrais faire attention à mon apparence, à la voiture que je conduis, aux vêtements que je porte et aux émotions que je montre. Je suis mauvaise pour suivre les règles, et c'est encore pire quand on me dit quoi faire.

Riley semble être du genre à n'accepter rien de moins qu'une obéissance totale, mais s'il pense que je vais simplement faire tout ce qu'il dit, il se met le doigt dans l'œil.