L'Héritage de Katherine

Je n'ai jamais été aussi loin dans les bois auparavant. Le soleil décline, mais mes jambes continuent d'avancer comme si je fuyais quelque chose d'indicible. Impossible de m'arrêter.

J'éprouve un besoin irrépressible de m'éloigner de tout. De la maison. De la vie. D'ordinaire, ces bois m'apaisent, mais pas aujourd'hui. Pas ces derniers temps.

Les croassements inquiétants des corbeaux résonnent dans la forêt, couvrant le bruissement des feuilles et le craquement des branches. Comme un avertissement me sommant de faire demi-tour.

Cela me rappelle que si je ne rebrousse pas chemin maintenant, je me perdrai dans ces bois à la tombée de la nuit. J'aurai froid et je serai seule.

Je ralentis, puis m'arrête net pour observer le paysage morne. Les couleurs automnales ont disparu, les feuilles pourrissent au sol.

De grands arbres m'entourent.

Leurs branches nues ont un aspect sinistre, comme des ossements humains blanchis : des bras squelettiques et des doigts effilés cherchant à agripper les passants.

Je réalise que quelque chose cloche.

Un ruisseau traverse notre propriété et marque le début d'un grand champ. Pourquoi ne l'ai-je pas encore vu ? J'ai pourtant marché un bon bout de chemin.

Je deviens alerte et l'inquiétude me gagne tandis que je sens qu'on m'observe. J'ai la chair de poule.

J'entends une brindille craquer et je sursaute.

« Qui est là ? »

Un autre craquement, je me retourne brusquement.

« Il y a quelqu'un ? »

D'autres brindilles craquent avant qu'une silhouette élancée n'émerge des arbres devant moi.

Des yeux vert foncé bordés de longs cils noirs sur un visage altier me fixent calmement. Je le connais. Elias Gauthier.

Nous fréquentons le même lycée, mais nous n'avons pas les mêmes amis. C'est probablement la première fois que je me retrouve face à lui.

Je prends un moment pour le détailler. Il est grand, avec de larges épaules. Ses cheveux épais et sombres, en bataille, effleurent son col. Il a des pommettes hautes et une mâchoire bien dessinée.

Je sais qu'il est séduisant, mais je ne lui avais jamais vraiment prêté attention auparavant. Jusqu'à maintenant.

Nous nous observons mutuellement, comme pour jauger si l'autre est amical ou non. Du moins, c'est ce que je ressens.

Son expression hautaine, l'angle de ses sourcils sombres, la façon dont ses yeux perçants me scrutent avec désapprobation avant de revenir sur mon visage...

On dirait qu'il s'est déjà fait une opinion sur moi il y a belle lurette.

« Que fais-tu ici ? » je demande quand je retrouve enfin ma voix.

Il dévoile ses dents très blanches et bien alignées. Si un sourire peut être glacial, le sien l'est. Malgré tout, il est indéniablement très beau.

« C'est plutôt à moi de te poser cette question, Duchesse. Tu es sur une propriété privée. Ma propriété. »

Suis-je vraiment sur sa propriété maintenant ? D'habitude, je ne m'approche jamais des terres des Gauthier. Nos deux domaines sont suffisamment vastes pour que j'oublie la plupart du temps que nous partageons une frontière.

C'est définitivement la première fois que je croise quelqu'un dans ces bois.

J'entends d'autres pas et je me tourne vers trois personnes qui approchent. Deux d'entre elles semblent surprises de me voir. Je les connais aussi. Tyler Erikson et Justin Feron.

« Eh bien, eh bien, eh bien... regardez qui voilà. » Ronan Gauthier, le frère jumeau d'Elias, se tient à côté de lui.

« Katherine Blackwell. Quel honneur et quelle agréable surprise. » À son ton, ça ne semble pas du tout être une agréable surprise.

En fait, les deux frères Gauthier n'ont pas l'air surpris ni ravis de me voir.

J'ai toujours pensé qu'Elias et Ronan étaient comme deux gouttes d'eau. Mais maintenant que j'y prête attention, je vois qu'ils ne le sont pas. Certes, ils se ressemblent beaucoup, mais le visage d'Elias est plus fin.

Les cheveux de Ronan sont aussi plus courts. Tous deux ont l'air très élégants, même au milieu de ces bois.

Quelque part au-delà de ces hectares de forêt, j'imagine leur grand manoir.

En automne et en hiver, quand les arbres sont dénudés, j'aperçois un bout de leur toit et de leur maison depuis le troisième étage de notre demeure.

« Salut, Cat », dit l'un de leurs amis. Tyler semble content de me voir. Au moins une personne est amicale. Je crois avoir parlé à Tyler une fois ou deux.

« Que fais-tu dans les bois ? » me demande-t-il. Il a l'air vraiment curieux.

Je me mords la lèvre inférieure en regardant les nombreux arbres autour de moi — surtout pour éviter le regard intense d'Elias. J'arrête de me mordre la lèvre quand je réalise ce que je fais.

Ces garçons me rendent nerveuse. Ou peut-être est-ce juste Elias. D'habitude, les garçons ne me mettent pas mal à l'aise.

« Je me promenais simplement. Je n'avais pas réalisé à quel point je m'étais éloignée... ni que j'étais sur la propriété de quelqu'un d'autre. »

« Tu n'es pas juste un peu sur notre propriété, ma chérie. Tu y es complètement », dit Elias. Il prononce « ma chérie » d'un ton méprisant, comme une insulte. De la même façon qu'il m'a appelée « Duchesse ».

« Ne t'inquiète pas pour ça — je m'en vais ! » lui dis-je en reculant. « Désolée d'avoir mis les pieds... ou plutôt, d'avoir marché sur votre propriété. » Je m'assure qu'il perçoive que je ne suis pas vraiment désolée.

Il sourit toujours, mais ses yeux prennent un air dangereux quand il entend l'animosité dans ma voix.

« Il fait presque nuit. On ne peut pas la laisser rentrer seule dans les bois », dit Tyler en s'approchant de moi. Je remarque soudain qu'il porte une arme. Ils en ont tous une.

Sont-ils en train de chasser, ou simplement de s'entraîner ?

« Bien sûr que si. Elle est venue ici toute seule, elle peut rentrer toute seule », dit Elias d'un ton méchant. Son sourire a disparu dès que Tyler a proposé de m'aider.

« Si tu ne la raccompagnes pas, alors je le ferai », dit Tyler.

« Non, tu ne le feras pas ! » crie Elias.

Quel goujat ! Non pas que je veuille être sauvée comme une demoiselle en détresse. Je suis Katherine Blackwell. Je ne joue pas les impuissantes, et j'en ai assez de supporter les gens désagréables.

Elias se place entre moi et Tyler. Il a l'air prêt à se battre contre quiconque lui désobéirait, et Tyler semble hésiter.

« C'est une Blackwell. Elle a probablement un balai pour rentrer chez elle », dit lentement Ronan.

Quoi ? Il me traite de sorcière maintenant ?

Tyler pousse Ronan sur le côté. « Qu'est-ce qui vous prend, les gars ? Vous n'êtes pas aussi grossiers d'habitude avec une fille. »

« D'habitude, ils ne veulent pas ruiner leurs chances de baiser », plaisante Justin en riant bruyamment, mais personne d'autre ne rit.

Justin est connu pour être un sauvage : riche, gâté et insouciant. Je suppose que ça les décrit tous.

« Et alors ? Elle est canon. Vous ne voulez vraiment pas coucher avec elle ? » demande-t-il à Ronan.

Elias n'a pas cessé de me fixer. Ses yeux sombres sont intenses et furieux, presque haineux.

Sa mâchoire carrée est crispée, et un muscle tressaute sur sa joue comme s'il serrait les dents.

« J'adorerais... mais elle est pour Elias », dit Ronan avec un sourire mauvais.

« Non, elle ne l'est pas », dit Elias sèchement. « Elle n'est rien pour moi. »

J'ai envie de pleurer. « Connards », je murmure en tournant rapidement les talons. Je déteste leur grossièreté, et je ne comprends pas ce que Ronan voulait dire en affirmant que je suis pour Elias.

Mais l'attitude et les paroles d'Elias m'ont blessée... et je ne comprends pas pourquoi ce qu'il a dit ou fait m'affecte. Elias ne compte pas pour moi. Aucun d'entre eux ne compte.

Avant de leur montrer ce que je ressens — ou pire, de me mettre à pleurer — je dois m'éloigner d'eux. Peut-être même sur un autre continent. Si seulement c'était possible.

« Oh, alors ça ne te dérange pas si je la baise ? » j'entends la voix grossière de Justin derrière moi.

« Mec, ferme-la ! » dit Ronan.

« Allez, on te ramène chez toi. » Je ne sais pas si c'est Ronan ou Elias qui dit ça, et je m'en fiche.

« Allez vous faire voir », je lance avec colère en continuant à m'éloigner.

J'entends quelqu'un rire doucement derrière moi. Ils m'ont clairement entendue.

Je ne sais pas où je vais puisque je ne connais pas cette partie des bois, mais je ne resterai pas près d'eux à écouter d'autres insultes.

Je préfère ramper dans ces bois par la nuit la plus noire plutôt que de demander leur aide ou de leur devoir quoi que ce soit.

« Tu vas dans la mauvaise direction, Duchesse. C'est par là, chez toi. »

Je ne l'ai pas entendu bouger, mais Elias est juste à côté de moi maintenant. Je peux sentir la chaleur de son corps le long de mon flanc dans la fraîcheur de cette soirée d'automne.

Sa voix grave, douce comme de la soie, me fait frissonner de la tête aux pieds.

Beurk ! Je le déteste. J'ai envie d'effacer ce regard froid de ses yeux et ce sourire méprisant de son beau visage.

Je prends la direction qu'il a indiquée, mais je ne m'arrête pas et ne le regarde même pas pour le remercier. Je continue simplement à marcher.