
J'ai eu un mauvais pressentiment toute la journée. En sortant de chez moi, quelque chose clochait. Je ne saurais dire quoi exactement, mais cette sensation ne me quitte pas.
Je déjeune au petit café près de la bibliothèque. Flo anime une lecture pour les enfants aujourd'hui.
D'habitude, j'attends ce moment avec impatience, mais aujourd'hui je ne suis pas sûre de pouvoir le supporter. Si un des petits crie de joie, je risque de m'énerver.
Je suis sur les nerfs depuis ce matin. Personne n'est venu à la bibliothèque, mais j'ai l'impression d'être observée.
Je m'installe dans un coin du café, dos au mur. Personne ne peut m'approcher par derrière comme ça.
Je mange mon sandwich en lisant un nouveau best-seller. Soudain, je lève les yeux, effrayée, et scrute la salle.
Il y a juste un vieux monsieur au comptoir et deux femmes que je connais, en train de manger ensemble.
Personne ne me regarde. Personne ne fait attention à moi. Je jette un œil par la fenêtre. J'examine la rue, mais rien d'anormal.
J'aperçois un grand type près de la poste en face. Je ne l'ai jamais vu. Il porte des lunettes de soleil, mais j'ai l'impression qu'il me fixe.
Je savais que quelque chose n'allait pas. Je savais qu'il y avait une raison pour laquelle je me sentais épiée. Est-ce que je le connais ? Quelqu'un de mon passé ?
Au moment où je commence à paniquer, un bus s'arrête devant la poste. Il monte dedans et le bus repart. Quelle idiote je fais.
Après m'être fait peur pour rien, je décide de boire moins de café. Ça me rend nerveuse.
Le reste de la journée se passe normalement. Je sais que je m'inquiète trop, mais ce sentiment ne me quitte pas.
Je suis épuisée en rentrant. L'inquiétude use beaucoup d'énergie. J'ai mal à l'épaule d'avoir été tendue toute la journée.
Avant d'aller dîner chez Flo, je décide de prendre une douche. Je me sentirai mieux une fois propre. Ça pourrait aussi me réveiller un peu.
Je cours vite jusqu'à chez moi. D'habitude le noir ne me fait pas peur, mais aujourd'hui tout m'effraie. J'ai l'impression de voir des trucs bouger du coin de l'œil, mais quand je regarde, il n'y a rien.
Après une bonne douche, je me sens plus en forme et j'ai moins mal à l'épaule.
J'enfile un pantalon doux et chaud et un gros pull. La dernière fois chez Flo, elle portait un pyjama avec des grenouilles. "On ne s'habille pas chic", m'avait-elle dit.
Je tresse mes longs cheveux noirs. Je pourrai défaire la tresse demain matin, mes cheveux seront jolis pour le boulot.
En me coiffant, je me demande quand j'ai appris à faire ça. Un jour, j'ai juste su le faire.
J'étais devant mon miroir, en train de réfléchir à ma coiffure, et comme si je l'avais toujours su, mes mains l'ont fait naturellement.
Je ne me souviens pas l'avoir appris, ni qui me l'a montré - mon corps s'en souvient simplement.
Il y a plein de trucs comme ça. Des petits trucs que je sais faire sans savoir pourquoi.
Je me rappelle ma surprise, le premier jour à la bibliothèque, quand j'ai découvert que je tapais super vite et bien.
Les médecins m'ont dit de me détendre, que les souvenirs reviendront quand ils reviendront. Ils ont aussi dit que je devais me faire à l'idée de ne peut-être jamais me rappeler de beaucoup de choses.
Je refuse ça. Je me souviendrai de ma vie, de tout. Il y a un truc flippant dans mon passé et je vais découvrir ce que c'est.
Je soupire. Faut que j'y aille, Flo m'attend.
Le froid me gifle le visage à l'arrêt de bus. Il n'y a que dix minutes à pied jusqu'à chez Flo, mais je suis pile pour prendre un bus ce soir.
Il fait trop froid pour marcher. Mes dents claquent pendant que je bouge pour me réchauffer.
Le bus arrive à l'heure.
"Bonsoir mademoiselle", dit le chauffeur avec un fort accent du Sud.
"Bonsoir." Je souris, la chaleur du bus me réchauffe le visage.
"Il fait un froid de canard. Vous descendez encore à Baker Street ?" demande-t-il. J'ai pris ce bus pour aller chez Flo quatre ou cinq fois. La ville est si petite que ça ne m'étonne pas qu'il se souvienne de moi.
"Oui, monsieur."
"Très bien alors", dit-il avec un petit sourire pendant que je m'assois. Il n'y a que deux autres personnes dans le bus. La vieille dame me sourit, je lui souris en retour.
L'ado a des écouteurs avec de la musique si forte que je l'entends à plusieurs sièges de distance.
Le gamin descend à l'arrêt suivant. Quand on s'arrête à Baker Street, j'espère que la dame descend aussi. Mais non.
"Passez une bonne soirée", dit joyeusement le chauffeur.
"Merci, vous aussi !"
Je descends du bus et le froid me saisit vite. De ce côté de la rue, il n'y a qu'un champ. L'arrêt de bus a un banc sous un lampadaire qui clignote.
Flippant.
Je traverse vite la rue. Au coin, il y a une petite station-service avec une épicerie.
Comme d'hab, je m'arrête à l'épicerie pour acheter des fleurs pour Flo.
Elle m'a parlé une fois de son mari, comment il lui apportait des fleurs tous les vendredis. Il est mort il y a plus de dix ans. Flo est seule au monde comme moi.
Son visage s'illumine chaque fois qu'elle voit les fleurs. Ça me fait chaud au cœur.
Alors que je tends la main vers le frigo pour choisir mes fleurs, la clochette au-dessus de la porte tinte.
Je vais vers la caissière avec mes fleurs. Elle me sourit et dit : "14,50 €."
Je lui donne quinze euros et me retourne pour partir. Le type qui est entré après moi a une longue cicatrice sur le visage. Il me fixe de sous la capuche épaisse de sa veste.
Je sors vite et tourne au coin. Je rentre dans quelqu'un, manquant de tomber en arrière.
L'inconnu me rattrape par le bras. Je lève les yeux et manque de crier - c'est le grand type de tout à l'heure, celui de la poste.
Il me sourit et je réalise qu'il tient toujours fermement mon bras.
"Lâchez-moi !" je crie, essayant d'avoir l'air brave.
Il me tire brutalement dans l'ombre du bâtiment et me plaque contre le mur. Le type à la cicatrice nous rejoint dans le noir. J'essaie de crier, mais il m'en empêche vite.
"Ferme-la", dit le grand, en plaquant sa main sur ma bouche.
Il se penche vers moi, et je crie dans sa main.
Il s'arrête près de mon cou et... me renifle ?
Il vient vraiment de me sentir ?
"C'est pas elle", dit-il au type à la cicatrice.
"Merde, je-" Sa phrase est coupée par un grognement profond.
Un énorme loup bondit, projetant le type à la cicatrice au sol. Le grand se retourne, mais c'est trop tard - un autre loup surgit de l'obscurité et lui mord le cou.
Je me plaque contre le mur et ferme les yeux. Ça doit être un cauchemar. Des loups aussi gros n'existent pas.
J'entends un bruit horrible. J'ouvre un œil pour voir la tête du type à la cicatrice être arrachée. La tête du grand est déjà partie, et il... fond. Son corps fond dans le sol.
Ma bouche reste ouverte.
Je commence à voir flou. Mes jambes flanchent et tout tourne.
Alors que tout devient noir, un des loups se transforme en homme. Un homme complètement à poil.