Les jours se suivaient, monotones et semblables.
Depuis qu'Alvyna avait apporté la triste nouvelle, leur mère n'avait pas quitté son lit. Cela faisait deux semaines que Freya s'occupait de la cuisine et de la couture à sa place. Son père était le seul de la famille à s'être rendu à la cérémonie spéciale pour brûler les corps des soldats tombés au combat. Gwylan restait cloîtrée dans sa chambre, et Freya ne pouvait pas voler jusqu'au lieu de la cérémonie près du palais.
Elle se sentait mise à l'écart. Depuis toute petite, les gens l'avaient toujours dévisagée en public, et personne n'avait pensé à organiser la cérémonie dans un endroit accessible pour elle ?
À son retour, Lonan raconta à Freya ce qui s'était passé entre les Vargar et les Adaryn, et comment Raga avait perdu la vie.
« Alvyna m'a dit que les Vargar avaient été repérés près de la frontière. Des Valkyries ont été envoyées pour les repousser. Mais c'était un piège. Ils étaient nombreux, et nous n'étions qu'une poignée. Les bêtes sont sorties de leur cachette dans les fourrés. Même les Valkyries ont leurs limites. Ta sœur s'est battue comme une lionne et en a tué beaucoup. Raga est morte en protégeant Alvyna d'un Vargar qui visait sa gorge. »
Freya n'était pas étonnée. Raga avait toujours été bienveillante. Et elle était amoureuse. Bien sûr qu'elle aurait protégé Alvyna.
« Plus tard, des renforts sont arrivés et les Vargar ont été repoussés. Mais Raga avait perdu trop de sang avant qu'on puisse lui venir en aide. »
Freya imaginait Alvyna essayant désespérément de sauver Raga.
« Ils nous ont rendu son armure », dit son père. « Je suppose qu'ils n'en ont pas besoin pour quelqu'un d'autre. Trouve un endroit où la ranger. »
L'armure portait encore les traces du sang de Raga. Ne sachant qu'en faire, Freya la déposa sur le lit vide de sa sœur. Elle ne pouvait même pas la regarder et la recouvrit d'une vieille couverture de sa mère.
Sa sœur lui manquait terriblement. Comment était-elle censée aller de l'avant alors que la seule personne qui ne l'avait jamais considérée comme brisée n'était plus là ?
Elle aurait voulu parler à sa mère, mais Gwylan restait alitée et muette. Elle ne travaillait plus et mangeait à peine.
Freya n'avait jamais vu sa mère dans cet état et ne savait pas comment l'aider. Lonan s'absentait de plus en plus pour faire des heures supplémentaires afin de compenser ce que sa mère ne pouvait plus faire.
Au fil du temps, les amies de Gwylan du marché cessèrent d'essayer de lui rendre visite, car elle repoussait tout le monde. Elle ne regardait même pas Freya quand celle-ci entrait dans la chambre pour prendre de ses nouvelles. Freya laissait de la nourriture pour sa mère, que Gwylan mangeait parfois.
Le soir, Freya et son père dînaient et allaient se coucher sans échanger un mot. Parfois, il ne rentrait même pas pour le repas. Elle se disait qu'il mangeait peut-être chez quelqu'un d'autre, ou qu'il travaillait tard. Il ne pouvait pas travailler aux champs dans l'obscurité, alors il devait faire autre chose.
Après quelques semaines, Freya commençait à se sentir agitée. Elle faisait tout son possible pour sa famille, mais elle n'était pas sûre qu'ils aient vraiment besoin d'elle. À part cuisiner, nettoyer et faire le travail de couture de sa mère, que pouvait-elle faire ici ? Les filles de son âge devraient être en train de servir, comme Raga, ou de se préparer à gérer leur propre maison et à fonder leur propre famille.
Au marché, les gens la dévisageaient comme à l'accoutumée.
« Les Adaryn vont attaquer à nouveau. Vous avez entendu ? » Ces mots venaient d'une femme que Freya était certaine d'avoir vue rendre visite à sa mère, mais celle-ci ne la regardait même pas et ne demandait pas de nouvelles de Gwylan. Elle était occupée à parler à une autre femme en examinant du tissu et du fil.
« Vraiment ? Pourquoi maintenant ? Ils n'ont pas attaqué comme ça depuis avant la naissance de mon Johnny. »
Freya n'avait pas l'intention d'écouter. Elle avait besoin de fil. Mais c'était vrai qu'il n'y avait pas eu d'attaques de ce genre depuis avant la naissance de Raga et Freya.
« J'ai entendu dire », dit la deuxième femme, « que le Conseil va soit déclencher une guerre, soit accepter la perte et essayer de faire la paix. »
La première femme rit et faillit lâcher le fil clair qu'elle examinait. « Ils nous ont attaqués ! Pourquoi devrions-nous faire la paix avec eux ? »
« Vous voulez vraiment plus de guerre ? »
« Il faut leur montrer que nous sommes forts. Si nous ne le faisons pas, ils attaqueront à nouveau. »
« Et pour vous, mademoiselle ? » Le vendeur de fil et de tissu s'adressait à Freya.
« Juste ceux-ci, s'il vous plaît. » Elle lui donna quelques-unes des pièces qu'elle avait reçues des clients de sa mère. Elle n'était pas aussi douée en couture que sa mère, mais c'était une façon d'aider à subvenir aux besoins de la famille.
Freya sentait les regards des gens sur elle alors qu'elle quittait le marché. Au moins, c'était facile d'y accéder, car il était construit sur plusieurs larges ponts en bois dans les arbres les plus proches du palais. Elle pouvait s'y rendre et en revenir à pied. Elle ne venait presque jamais ici, à cause de la façon dont les gens la dévisageaient. Mais avec sa mère alitée et son père occupé, elle devait venir.
La foule qui allait d'un stand à l'autre pour acheter du pain frais et des herbes semblait se déplacer autour de Freya partout où elle allait. On aurait dit qu'ils pensaient que la toucher leur ferait perdre leurs ailes. Freya essayait de ne pas y prêter attention.
Elle aurait aimé que quelqu'un demande des nouvelles de sa famille. Ou peut-être qu'un ami de sa sœur lui dise quelque chose de gentil. Mais personne ne voulait même la regarder dans les yeux.
Alors qu'elle quittait le marché, Freya aperçut un petit groupe de nobles Adaryn vêtus de leurs habits colorés et élégants. Elle n'avait jamais cousu avec les tissus et les fils aux couleurs vives qu'ils portaient. Les teintures orange et rouge étaient trop chères pour les gens ordinaires.
Deux hommes du groupe portaient le collier doré à six ailes qui montrait qu'ils étaient membres du Conseil. L'un d'eux la pointa du doigt, et l'autre membre du conseil regarda dans sa direction.
Bien sûr, il fallait qu'ils prennent leur tour pour la dévisager. Elle avait envie de crier que ce n'était pas contagieux. Elle essaya de les ignorer.
Soudain, quelqu'un posa une main sur son épaule, l'éloignant de la direction des Conseillers. La prise était ferme mais douce.
Freya sentit le parfum de vin de baies de Raga. Elle tourna la tête pour voir le Commandant Alvyna Leif. « Oh », dit-elle. Elle était trop surprise pour dire bonjour.
La guerrière portait toute son armure de Valkyrie au milieu du marché, y compris le casque ailé qui la faisait paraître beaucoup plus grande.
« Viens avec moi un moment. »
