. . . . « J'ai besoin que tu enquêtes sur elle », dis-je en faisant les cent pas dans son salon encombré. Je me disais que la plupart des objets n'étaient là que pour la frime, pour donner l'impression qu'elle croulait sous le travail. Aucune sorcière, surtout une aussi puissante qu'elle, n'avait besoin d'un tel bric-à-brac. Il y avait pléthore de vieilleries qui semblaient hantées, mais aucun fantôme ne s'en approchait jamais. Je saisis un ours en peluche aux yeux arrachés et remplacés par de la peinture rouge. J'espérais sincèrement que c'était bien de la peinture. Le bras doux de l'ours avait été remplacé par un os. « Tu feras une mère formidable », ironisai-je en agitant le jouet.
Elle ne goûta guère la plaisanterie. Elle parut agacée et grogna : « Les enfants, ces petites choses répugnantes. »
Je m'approchai d'elle alors qu'elle s'affairait à couper des herbes et à les mettre dans des bocaux. Le sol était jonché de brins d'herbes séchées et de poussière. Je m'assis à la table où elle travaillait. Comme elle gardait le silence, je me mis à tapoter des doigts sur la table jusqu'à ce qu'elle lève enfin les yeux. « Quoi ? » lança-t-elle avec irritation.
« Tu n'as pas répondu », lui rappelai-je.
Elle rangea ses herbes dans un bocal en verre et posa ses coudes sur la table, me fixant du regard. « C'était une question ? » Elle semblait exaspérée. « Chaque fois que tu viens, tu veux quelque chose. Et tu ne donnes jamais rien en retour. Je suis toujours censée t'aider. Tu crois que je saute de joie quand tu débarques ? » demanda-t-elle.
Je me rapprochai d'elle. « Tous de bons arguments. Bravo ! » J'applaudis. « Regardez qui a enfin osé dire ce qu'elle pense. Mais souviens-toi de ces quelques nuits qu'on a passées ensemble. » Je détournai le regard et me mis à jouer avec une petite fleur laissée sur la table. « Je ne t'ai jamais rien demandé de tel, Jasmin. »
Elle éclata de rire. « Oh, je t'en prie ! Tu te prends pour le nombril du monde ? » Elle se renversa sur sa chaise, affichant son sourire de sorcière inquiétant. Jasmin était l'une des plus belles sorcières du coin, et elle avait du sang d'ange de la mort dans les veines, ce qui lui permettait de me voir. Il y avait très peu de gens avec du sang d'ange de la mort dans le monde. Peut-être un dans chaque ville, et je pouvais le sentir immédiatement si quelqu'un en avait. Mais Jasmin était la seule qui m'aidait sur Terre et qui était à peu près raisonnable. « Je te rendais service. Combien d'autres femmes peux-tu trouver ici qui ne soient pas des créatures sans visage et qui aient l'air normal ? » demanda-t-elle, faisant allusion à tous les démons avec lesquels je vivais dans l'au-delà.
J'habitais un endroit quelque part sous le monde, et je pouvais y aller et en revenir en un clin d'œil. C'était un lieu qui ressemblait vaguement à une maison. C'est là que je gardais toutes les âmes que je récoltais. Il y avait aussi beaucoup de créatures démoniaques, elles ne me dérangeaient pas outre mesure, mais elles n'étaient pas agréables à fréquenter. Elles faisaient simplement ce que je leur disais car je ne pouvais pas être partout à la fois, alors elles faisaient la plupart du boulot. Je m'assurais surtout que tout allait bien et fonctionnait correctement.
Mais j'avais choisi un endroit dont je m'occupais personnellement.
« Oh... ne te monte pas la tête, ma chère. Et pour répondre à ce que tu disais avant. Pourquoi ne devrais-tu pas faire tout ce que je demande ? Je suis la Mort. Et si je le voulais, je pourrais prendre ta vie sur-le-champ. » Bien sûr, je ne ferais jamais ça. Jamais de ma vie je n'ai pris une vie par choix.
Jasmin rit. « Je t'en prie, fais-le. Je n'ai rien de mieux à faire ici de toute façon. Peut-être que l'au-delà sera meilleur pour moi, mais comme tu ne révèles rien aux vivants sur l'après-vie, impossible de savoir. » Elle esquissa un de ses sourires inquiétants. « Et si tu me remboursais en me donnant des informations là-dessus ? » suggéra-t-elle, mais je savais qu'elle était assez futée pour comprendre que je ne dirais rien.
Je connaissais Jasmin depuis cent ans maintenant, et elle m'avait aidé de nombreuses fois. « Que veux-tu comme récompense ? » lui demandai-je, et elle parut très surprise.
« Tu vas vraiment me donner une récompense ? » demanda-t-elle.
Je regardai mes mains avant de la regarder à nouveau. « J'ai besoin de comprendre cette femme. Je dois savoir qui elle est et pourquoi elle peut me voir. Ce n'est pas un ange de la mort ordinaire. Je l'aurais senti si c'était le cas. Quant à ta récompense... Tu m'es fidèle depuis des années, et tu mérites quelque chose en retour », expliquai-je, et Jasmin réfléchit un moment.
Elle me dévisagea, comme si elle essayait de voir si j'étais sérieux ou non. Elle bougea sur sa chaise, se redressa et s'éclaircit la gorge. « Laisse-moi revoir mon grand amour une dernière fois », demanda-t-elle, et je compris. Elle voulait que je fasse apparaître l'âme d'Alexander et que je les laisse se rencontrer. Je pouvais le faire si on me le demandait ; l'âme apparaîtrait sous forme corporelle, mais plus comme une brume qu'un vrai corps.
J'acquiesçai. « Marché conclu. Découvre tout ce que tu peux sur elle, et je te donnerai ta récompense après. »
Jasmin se leva, le sourire aux lèvres. « Dans ce cas, je ferais mieux de m'y mettre tout de suite. »
J'étais enfin arrivée à bon port. Le lac s'étendait devant moi, magnifique sous les derniers rayons du soleil couchant. Au milieu se dressait une petite île montagneuse, accessible uniquement par l'eau, telle une grotte mystérieuse. Toujours sous ma forme de loup, je déposai mes vêtements sur la berge et m'avançai dans l'eau fraîche pour me désaltérer.
L'eau a toujours occupé une place particulière dans mon cœur de nymphe. Son goût est comme une promesse longtemps attendue qui se réalise enfin. Ce n'est pas seulement une saveur, mais une sensation qui évoque mille souvenirs heureux d'étés passés. Petite, je rêvais d'être une sirène. En grandissant, j'ai compris que l'eau m'était aussi vitale que l'air. Sans elle, je perds mes repères et mon corps se dérègle.
« Bonjour. »
Une voix féminine me tira de mes pensées. Je me retournai et vis une femme d'une grande beauté, élégamment vêtue et parée de bijoux. Elle s'approcha en souriant et ramassa ma robe.
« On peut discuter ? » demanda-t-elle en me la tendant.
Je la saisis entre mes crocs.
Sans trop réfléchir, je me cachai derrière un arbre pour reprendre forme humaine et m'habiller. Cette inconnue ne semblait pas menaçante, mais la prudence restait de mise. Après tout, il n'était pas rare que des promeneurs s'aventurent par ici.
Je réapparus et la femme m'accueillit avec un large sourire, un peu étrange à vrai dire.
« Nom d'un chien, que vous êtes belle ! » s'exclama-t-elle.
Son compliment me mit mal à l'aise, d'autant qu'elle-même était ravissante.
« Merci, mais... » Je baissai les yeux avant de la regarder à nouveau. « Vous êtes bien plus jolie », dis-je sincèrement, malgré son sourire déconcertant.
« Belle et modeste », dit-elle fièrement... alors qu'elle ne me connaissait pas. Elle se contenta ensuite de me dévisager.
« Pardonnez mon indiscrétion, mais... qui êtes-vous ? » demandai-je.
« Bien sûr », dit-elle, comme si quelque chose l'amusait. « Je m'appelle Jasmin Barnes. » Elle ne me tendit pas la main.
« Que faites-vous ici, Jasmin ? » J'étais intriguée. Je ne l'avais jamais vue et doutais qu'elle fasse partie de notre meute. Étais-je en train d'halluciner ? Perdais-je la tête ?
« Je viens d'intégrer cette meute. Je fais connaissance avec les lieux et les gens », expliqua-t-elle.
Je fronçai les sourcils, perplexe. « Vous n'êtes pas une louve-garou », constatai-je. Son odeur ne trompait pas. « Alors, qu'êtes-vous ? » demandai-je.
« Je suis une sorcière », dit-elle fièrement. Nous avions eu une sorcière dans notre meute autrefois, mais elle était décédée il y a quelques années. « Vous savez ce que je suis. Il est juste que vous me disiez ce que vous êtes », dit-elle, son sourire paraissant plus chaleureux, à moins que je ne m'y habitue.
« Je suis mi-loup-garou, mi-nymphe des eaux », lui révélai-je.
Cela sembla la surprendre. « Une nymphe des eaux. Avez-vous des pouvoirs obscurs ? » demanda-t-elle, ce qui me déconcerta. Pourquoi penserait-elle cela ?
« Des pouvoirs obscurs ? » dis-je en riant nerveusement.
Elle haussa les épaules. « J'essaie juste de vous cerner. » Elle s'approcha et tendit ses mains vers les miennes. « Je peux ? » demanda-t-elle. J'hésitai, mais elle semblait inoffensive. Que pouvait-il m'arriver de pire ?
Je plaçai mes mains dans les siennes, et aussitôt ses yeux se mirent à changer de couleur, passant par toutes les nuances imaginables. J'essayai de me dégager, mais elle me tenait fermement. J'avais l'impression qu'elle me soustrayait quelque chose, qu'elle puisait en moi.
Je réussis enfin à me libérer, haletante. « Que faites-vous ? » demandai-je, effrayée et en colère.
Elle pencha la tête et continua de sourire. « Je faisais juste connaissance », dit-elle comme si de rien n'était.
« Vous appelez ça faire connaissance ? » rétorquai-je, de plus en plus furieuse. « Vos yeux... » J'essayai d'expliquer ce que j'avais vu, mais elle se contentait de sourire.
« Je peux voir la vie et les pensées des gens en leur tenant les mains », expliqua-t-elle, comme si c'était banal.
« Et vous trouvez ça normal ? » m'exclamai-je, mais elle restait imperturbable. « On ne peut pas entrer dans l'esprit des gens comme ça ! On ne peut pas fouiller mes pensées intimes ! » J'étais hors de moi. Ce n'était pas quelque chose que les gens normaux faisaient.
« C'est mon pouvoir. C'est ainsi que j'apprends à connaître les gens », se justifia-t-elle.
« Ce n'est pas comme ça qu'on apprend à connaître quelqu'un. C'est une façon horrible de le faire », criai-je.
« Eh bien... je suis désolée, mais... », commença-t-elle, l'air calme.
« Partez ! » ordonnai-je avec colère. Je me sentais souillée qu'elle connaisse maintenant ma vie. Je me dirigeai vers l'eau, regrettant d'avoir crié. Je voulais m'excuser d'avoir été dure, mais quand je me retournai, elle avait déjà disparu.
Pourquoi était-elle venue ? Avait-elle un but précis avant de partir ?
J'essayai de ne pas y penser, mais cela me tourmentait qu'elle ait sondé mes pensées, ma vie. Mes pensées étaient la seule chose qui m'appartenait vraiment, et maintenant même elles avaient été violées sans mon accord.
Je m'approchai de l'eau et fermai les yeux, m'adressant à Mère Nature. « Merci, Mère Nature, pour tes dons. Je m'efforce d'être une bonne nymphe, de t'aider dans ton œuvre. L'eau est mon élément, et je m'incline devant elle. Mon eau, mon souffle, mon cœur, ma vie. Je fais partie de l'eau, et l'eau fait partie de moi. Que je trouve la paix dans le mouvement de l'eau, et que ma tâche soit d'aider la nature. »
J'ouvris les yeux, mais tombai aussitôt à genoux. J'étais épuisée, plus faible que d'habitude après mon invocation. Tout semblait trop intense.
Que se passait-il ? Cette femme, Jasmin. Ce n'était pas rare de croiser des êtres aux grands pouvoirs, mais ils ne les exhibaient généralement pas ainsi.
Et cet homme... cet homme mauvais. Il cherchait délibérément à m'effrayer, mais n'avait rien fait. Il aurait pu s'il l'avait voulu, il était bien plus imposant que moi. Je doute que j'aurais pu me défendre s'il avait tenté quoi que ce soit. Et s'il possédait aussi d'étranges pouvoirs ?
Comment avait-il pu disparaître ainsi ?
Pourquoi me harcelaient-ils soudainement ?
Qu'avais-je fait pour mériter cela ?
