
Assis sur un tabouret, le dos contre le bar, j'observais la pièce autour de moi. Je me sentais un peu claustrophobe, je n'avais pas l'habitude de rester longtemps à l'intérieur.
Mon coude était appuyé sur le bar, à côté d'une bouteille de bière qui avait été posée pour moi avant même que mes fesses n’aient touché le tabouret rembourré.
J'avais déjà goûté à la bière et je connaissais ses effets sur l'esprit, aussi j'étais réticent à boire.
Même si la plupart des loups avaient besoin de consommer leur poids en bière avant d'être ivres, je voulais avoir les idées claires pour quelques nuits, le temps que ma meute s'installe et que je découvre le territoire.
La pièce était parsemée de lumières scintillantes et d'un ensemble de décorations de Noël.
Un sapin de Noël de deux mètres cinquante de haut, couvert de guirlandes et de boules, et surmonté d'une étoile brillante, trônait à gauche de la pièce.
La meute du Montana avait été accueillante jusqu'à présent, mais en tant qu'alpha de ma meute, je serais sur le qui-vive pendant toute la durée de notre séjour.
Le nombre d'adultes au sein de ma meute diminuait rapidement, avec des femmes qui mouraient pendant l'accouchement, et des chasseurs qui semblaient avoir une longueur d'avance sur nous à chaque fois, et s'en prenaient à mes membres les plus faibles.
À la réception d’un message de l'alpha de la meute du Montana m'invitant à les rejoindre pour quelques semaines pendant la période de Noël, comment pouvais-je refuser ?
Les membres de ma meute étaient épuisés et avaient besoin d'un endroit sûr pour se reposer, pour protéger leurs petits. Deux louveteaux de ma meute couraient près de moi, riant avec des louveteaux de la meute du Montana.
Nous n'étions là que depuis quelques heures mais la meute s'était installée, les louveteaux couraient partout, pleins d’insouciance, et leurs parents se détendaient et souriaient en discutant. Personne n'était en alerte sauf moi, mais c'était mon travail.
Des rires attirèrent mon attention vers la piste de danse, où des couples dansaient au rythme de la musique et en incitaient d’autres, dont certains de ma meute, à les rejoindre.
Je regardais avec étonnement les membres de ma meute qui n'hésitaient pas à se lancer dans la danse avec un grand sourire sur le visage.
Cela faisait longtemps que je n'avais pas vu leurs sourires. Nous vivions dans un état constant de peur dans la nature. On ne riait jamais, on parlait rarement, on se contentait d'exister.
Dans l'attente que le prochain d'entre nous soit abattu par les chasseurs. Qu'est-ce que je ne donnerais pas pour avoir une ville comme celle-ci. Un endroit où ma meute se sentirait en sécurité, où elle se sentirait chez elle. Où ses membres pourraient se transformer et courir librement.
Notre meute avait autrefois régné sur les vastes forêts de Russie. Des meutes de tout le pays nous recherchaient et se joignaient à nous lors de nombreuses célébrations.
On s'accouplait, on créait de nouvelles vies, et on changeait de meute librement. Nous nous développions. Jusqu'à ce que les humains nous découvrent, croient que nous étions des démons, et se mettent à nous chasser.
Bientôt, les meutes avaient cessé de nous rendre visite et les membres de notre propre meute avaient cessé de rentrer à la maison. Quand les louveteaux commencèrent à être enlevés, nous partîmes.
Nous avions trouvé nouvelle maison après nouvelle maison, jusqu'à un endroit où apparemment, on pouvait courir des kilomètres sans repérer l'odeur d'un loup-garou - aucun qui était vivant en tout cas.
Ma meute, forte de soixante membres à l'époque, n'avait pas eu d'autre choix que de chercher à embarquer sur un navire, et nous avions atterri en Amérique.
Nous n'étions pas les seuls. Des loups solitaires étaient montés à bord et avaient raconté que leurs meutes, autrefois puissantes, avaient disparu. J'avais entendu parler de meutes qui fuyaient, et se réfugiaient au plus profond des forêts tropicales.
Certains loups avaient accepté de rester avec nous à notre arrivée en Amérique. « La sécurité par le nombre » était devenu mon nouveau mantra.
Mais c'était une bataille perdue d'avance. Quand il devint évident que les loups avaient fui la Russie, les chasseurs suivirent peu de temps après. Pour chaque nouveau loup qui nous rejoignait, nous semblions en perdre deux.
Les membres de ma meute remettaient leurs vies entre mes mains. Ils ne s’étaient jamais battus pour prendre ma place. Nous étions une famille.
« Je suis honoré que tu aies accepté notre invitation à passer Noël avec nous, Viktor. » L'alpha de la meute du Montana prit place sur un tabouret de bar à côté de moi.
Nos chemins s’étaient croisés il y a environ vingt ans, alors que nous étions encore en Russie. Nick était à la recherche de son fils, qui s'était soi-disant enfui avec une louve d'une meute rivale.
J'avais entendu dire que Nick avait réussi à localiser son fils, mais malheureusement, les chasseurs l'avaient devancé.
Je me tournai vers l'alpha et le regardai droit dans les yeux. Les alphas ne se faisaient pas de courbettes en baissant les yeux, et je ne le ferais pas cette fois, même si l'aura de Nick en disait long sur le type de pouvoir qu'il détenait.
« Merci de nous avoir invités, Nick. J'ai bien peur que ça arrive juste au bon moment. Ma meute est à bout de souffle. » Je fis une pause, avant de poursuivre. « J'ai été désolé d'apprendre pour ton fils, Nick.
Ma meute et moi serions venus lui rendre hommage, mais nous n'étions pas en Amérique à ce moment-là. »
Un regard douloureux traversa le visage de l'autre alpha. « Les chasseurs les ont tués pendant la nuit, pendant qu'ils dormaient.
Nous sommes arrivés le lendemain matin, trop tard. » Nick ne détourna pas le regard, et je comprenais pourquoi : un loup dominant ne détourne jamais le regard en premier.
Vu de l’extérieur, nous avions l'impression d'être enfermés dans un concours de regards, mais il n'y avait aucune gêne entre nous. C'était simplement la façon d'être d’un alpha.
Nick n'essayait pas de cacher la douleur que provoquait chez lui le simple fait de parler de son fils décédé. « Mon fils et sa partenaire se cachaient dans les forêts de Russie avec leur fille, Anna. »
Je soupirai et fis une prière silencieuse pour cette autre vie prise avant l’heure. « Ils sont sans cœur, ils tuent des louveteaux innocents. » Je serrais les dents. « Je ne peux qu'espérer qu'elle et ses parents n'ont pas souffert. »
Nick sourit légèrement, même si cela semblait forcé. « Anna a survécu. Elle avait six ans à l'époque. Mon fils et sa partenaire avaient construit un sous-sol pour en faire sa chambre. La porte était cachée pour que les chasseurs ne la trouvent pas.
On dirait qu'ils avaient toujours su qu'ils n'étaient pas en sécurité. » Il soupira. « Heureusement, les responsables ont été arrêtés le mois dernier. Ils ont souffert, crois-moi. »
Je hochai la tête. Je croyais vraiment Nick. Perdre un petit était l'une des plus grandes douleurs de la vie, une douleur que je n'infligerais même pas à mon pire ennemi. « Comment cette ville fonctionne-t-elle ?
Sans personne qui entre, comment gagnez-vous de l'argent pour la faire fonctionner ? Les humains doivent savoir que vous êtes ici ? »
Nick me surprit en détournant d'abord son regard, et en levant une main avec deux doigts levés vers une femme qui se tenait derrière le bar. Immédiatement, elle posa devant nous deux bouteilles de bière ouvertes.
Ma dernière bière était remplacée par une fraîche. Nick me fit signe d’accepter son offre, ce que je fis respectueusement. Je bus une petite gorgée avant de poser la bouteille sur mes genoux. Je ne voulais pas en prendre davantage.
« Avant que je m'installe ici, ma meute était importante, presque une centaine de membres. Ma partenaire et moi, nous vivions dans une petite ville au sein de la cité.
Au bout d’un certain temps, les humains ont commencé à remarquer que quelque chose avait changé chez nous, et ils ont commencé à se poser des questions.
C'est alors que nous avons su qu'il était temps de partir. » Nick porta la bouteille à sa bouche et descendit la moitié de la bière d'un trait.
« Comme les villes commençaient à être de plus en plus peuplées, certains d'entre nous sont restés des mois sans se transformer.
La moitié de ma meute - moi y compris - adorait les forêts, tandis que l'autre moitié aimait la vie urbaine, et s'était presque adaptée au mode de vie humain.
Au début, je n'en voyais pas l’intérêt. J'ai essayé de les combattre bec et ongles jusqu'à ce que quelques-uns de mes mâles s'associent aux communautés environnantes, et commencent à acheter des lotissements avec des terrains privés pour nous accueillir.
Nous avons emménagé ensemble dans l'un d'eux, mais ce n'était pas la même chose, nous avions toujours terriblement envie de la liberté de la nature. Mes hommes ont fait des recherches et ont trouvé cet endroit.
Cette forêt dans laquelle nous nous trouvons est une réserve naturelle protégée, le terrain sur lequel nous avons construit notre ville est une clairière d'herbe, nous n'avons détruit aucun arbre. C'était l'endroit idéal.
Nous sommes tranquilles ici depuis presque cent ans. Il y a des humains qui ont entendu parler de nous et qui vivent ici, certains travaillent avec ma meute dans la ville.
Nous sommes une ville officielle, mais la paperasse est à la charge de ma meute. » Il termina sa bière dans une deuxième gorgée.
« Certains membres de ma meute s'aventurent dans les villes et rendent visite aux familles qui ont décidé de rester sur place. Même pour travailler. Les plus jeunes, ils veulent gagner de l'argent, apporter leur contribution.
Nous sommes à environ une journée de marche de toute ville, pourtant nous avons trouvé un itinéraire qui ne prend que quelques heures sous la forme de loup. »
« Votre meute est séparée ? Pourquoi n’ont-ils pas voulu vous rejoindre ici après votre installation ? » Comment pouvait-il les protéger s'il n'était pas près d'eux ?
« Ils sont satisfaits dans les villes, ils se sentent plus en sécurité. Les chasseurs n’iront pas nous chercher parmi eux. Ils pensent que nous sommes sauvages.
A part notre apparence humaine, ils pensent que nous ne sommes rien de plus que des animaux. Nous savons qu'un jour, on nous découvrira ici. Les humains s'étendent et manquent de place.
Mais en attendant, cette ville est à nous et nous avons l'intention de la garder ainsi le plus longtemps possible. »
« Qu'est-il arrivé à ta partenaire ? Les chasseurs l'ont emmenée ? » lui demandai-je.
Une expression trouble et douloureuse s'installa dans les yeux de Nick. Il secoua la tête.
« Elle est morte peu de temps après avoir donné naissance à mon fils, c'était il y a plusieurs années maintenant. Il y a eu des complications, tout s'est passé si vite. Nous nous sommes installés dans cette ville une semaine après sa mort.
Ses cendres ont été répandues dans la forêt », dit-il.
« Je suis désolé pour la perte que tu as subie, Nick. »
« Viktor », m’interpella mon bêta, rompant le silence qui s'était installé entre Nick et moi. Quand je me tournai dans la direction d’où venait la voix d'Erik, il était presque à notre hauteur.
Derrière lui se trouvaient deux jeunes membres de ma meute, Elise et son partenaire, David. Elise berçait leur louveteau endormi contre sa poitrine. Voir le visage doux et paisible du petit me fit chaud au cœur.
Un jour, j'en aurais un à moi, et je n'arrivais pas à savoir si j'attendais ce jour avec impatience ou si je le redoutais. Si quelque chose devait arriver à mon propre petit, le chagrin me ravagerait.
Ma vision était bloquée par le mur que constituait la poitrine d'Erik devant nous.
« Alpha Nick. » Erik hocha la tête avec respect. « Certains membres de la meute aimeraient s'installer. Elise veut coucher son petit pour la nuit. »
« Bien sûr. » Nick sauta de son tabouret et posa sa bouteille vide sur le bar.
« Nous avons quelques maisons libres disponibles, et des membres de la meute ont ouvert leurs maisons pour que vous puissiez les partager. Je vais vous faire visiter. »
« Merci beaucoup, Nick. » Je fis un signe de tête pour le remercier. Nick hocha la tête en retour, puis il s’en alla, se dirigeant vers la porte avec le couple derrière lui. J'avais envie de les suivre, de les protéger, mais je me retins.
Nick les protégerait.
Erik s'installa sur le tabouret que Nick avait laissé vacant, et s'appuya contre le bar. L'épuisement marquait ses traits. « La journée a été longue, mon vieux. J'ai hâte de passer une nuit paisible et reposante. »
J'étais sur le point d'exprimer mon accord quand une odeur appétissante chatouilla mes narines. Cette odeur provoqua instantanément la formation d'une bosse contre la braguette de mon jean.
Du coin de l'œil, je vis Erik renifler aussi. Ses yeux cherchaient frénétiquement la source de l'odeur.
Une femme grande aux cheveux noir charbon s'approcha de nous, venant de là où Nick venait de partir, et plus elle se rapprochait, plus l'odeur devenait forte.
Elle arriva à moins d'un mètre de nous et tendit la main pour nous saluer, son regard passant de mes yeux à ceux d'Erik. Je n'arrivais pas à articuler un seul mot à cause de la boule dans ma gorge.
« Bonjour, Alpha Viktor. Je suis heureuse que vous puissiez vous joindre à nous pour les vacances. Je m’appelle Nina Gerald, et je suis bêta de la meute du Montana. » Elle abaissa sa main en voyant que je ne faisais pas le moindre geste pour la prendre, apparemment, mes bras refusaient de fonctionner.
Elle baissa les yeux en signe de soumission. L'odeur venait d'elle. Mon loup essayait de s'avancer pour sentir cette femme, pour être sûr, mais ce n'était pas possible.
Les marques de morsure sur le cou de cette femme l'indiquaient clairement, elle était déjà réclamée. Elle ne pouvait pas être ma partenaire. Le regard de la femme rencontra le mien à nouveau.
« Il y a un problème ? » Ses sourcils se levèrent en signe d’interrogation.
« Votre odeur. » Erik se leva du tabouret et fit un pas vers la femme. « Vous avez l'odeur de ma partenaire. »
Sa partenaire ? « Ta partenaire ? » Je me levai, l'instinct de possession prenant le dessus. Je voulais lui casser la figure, le remettre à sa place, mais je me retins. Mais si Erik n'avait pas été mon ami, je l'aurais peut-être fait.
« Pardon ? » demanda Nina, une expression choquée sur le visage. Ses petites mains se levèrent devant elle comme si elle essayait de calmer une bête, et c’était comme cela que je me sentais à ce moment-là.
Mon loup était si proche de la surface et se battait pour prendre le contrôle. Je sus qu'Erik était dans la même situation quand je jetai un coup d'œil de côté pour évaluer mon adversaire et la menace possible.
Les yeux d'Erik étaient passés aux anneaux jaunes de son loup. « Je ne suis pas votre partenaire », protesta Nina.
« Je vois que vous êtes marquée. Qui est-ce ? » Je grinçais des dents de frustration. Peu importe qui il était, je le tuerais, puis je récupèrerais ma partenaire.
« Alpha Viktor, un loup m'a mordue pendant un rapport sexuel il y a plusieurs décennies. C'était un accident, et il est mort peu après. »
« Très bien », ma voix était profonde et rauque alors que j'avançais d'un pas, mes dents s'aiguisant avec le désir de la réclamer.
« Arrêtez. » Les mains de Nina touchèrent ma poitrine. « Je me suis accouplée, mais avec un humain ! »
Je me figeai et pris une inspiration pour me calmer. Elle était accouplée à un humain ? Mon esprit embrumé s'éclaircissait quelque peu, et j'ordonnai à mon corps crispé de se détendre, même si un membre refusait de le faire.
Une fois apaisé, je parlai doucement. « Je voudrais vous sentir. Puis-je ? » Elle enleva ses mains de ma poitrine et hocha la tête une fois. Je m’approchai d’elle et pris une profonde inspiration pour respirer son parfum.
Il semblait qu'elle avait raison. Elle n'était pas ma partenaire, mais l'odeur de ma partenaire était sur ses vêtements.
« Ce n’est pas elle », dis-je à voix haute.
Je me tournai vers Erik et dis : « L'odeur vient de quelqu'un avec qui elle a été en contact physique très récemment. » Je me retournai vers Nina et je levai un sourcil en guise d'interrogation, tandis qu’elle avait l’air perplexe.
« Je suis venue directement ici. J'étais dans la forêt quand je vous ai entendus arriver. »
« Vous étiez seule ? » Le regard d'Erik s'enfonçait dans le sien. Elle était en colère à présent, et jetait des regards noirs à mon bêta. C'était dommage qu'elle ne soit pas ma partenaire. Elle semblait forte et heureuse de croiser mon regard et celui d'Erik.
Nina baissa les yeux seulement par politesse. Elle hésita, puis ses sourcils se levèrent en signe de choc.
« Non. » Elle déglutit ostensiblement. « J'étais avec ma nièce, Anna. »